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M:
SAlflTEL L. BIGELOW
F>omiaoii or CmmaamimT
1»01 . 1SS7
Celles
qui les attendent
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cHiz d'autiu iomou
ConM» dan» It Huit.
DraBBi BaroqoM «t lUUiieollqiMi.
Lm TletlBM f rimtMBt.
L'Homm* SauTaK» «1 Jollna P1ii(odIii.
BlMoliM TraiMmbUbUi.
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qui les attendent
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
a6, moK RÀCiHK, a6
pour tooi Im payi.
CopyrlBlil 1917.
^
\
de la journée. Il fallait trouver de l'argent. Elle
pouvait tout supporter avec courage, mais elle
ne pouvait pas supporter l'idée de ne rien lui
envoyer.
Depuis le commencement de la guerre, c'était,
Cécile, en montant, se décida à parler tout dt-
suite, pour ne pas laisser se dissiper sa bra-
voure. Mais, dès son entrée dans l'appartement
somptueux, sa timidité la ressaisit. Elle suivit
la femme de chambre jusqu'à la petite pièce où
elle devait travailler, et le peu de résolution
qui lui restait tomba dès que parut M'"* de
Bellève. C'était une jeune femme brune, impo-
sante et vive. Elle était très belle, très élégante
et très coquette, et régnait avec despotisme sur
tous ceux qui l'entouraient, y compris M. de
Bellève, homme de cinquante ans, solennel et
doux, que de vastes affaires absorbaient.
— Ah I vous voilà, Cécile ! s'écria-t-elle. Mon
Dieu, comme vous m'avez manqué I Je n'ai
plus de linge ! Il faut vraimentque je tienne ù
vous pour ne pas vous avoir remplacée. Enfin,
vous allez vous dépêcher... Allons, Juliette,
installez-la I
La femme de chambre s'empressait. Cécile,
assise au coin d'une fenêtre et parmi des Ilots
de lingerie, écoutait, sans oser ouvrir la bouche,
tes ordres multiples et les indications volubilcs
de M"" de Bellève. Elle se mit à sa lâche avec
— Justement, dit Cécité, dans son désarroi.
— Comment cela ?
— Mais c'est pour mon mari ! crïa l'ouvrière.
El, bouleversée, elle dit sa vie depuis qu'il était
parti, ses angoisses de toutes sortes, et surtout
sa douleur de ne pas pouvoir lui faire les envois
qu'elle aurait voulu, de ne rien pouvoir lui en-
voyer du tout pour cette fin d'année, mainte-
nant qu'elle venait d'être malade. A mesure
qu'elle parlait, la figure de M""> de Belléve
s'était éclairée.
— Je pensais bien que vous étiez sériensc,
dit'cUe avec satisfaction, et vous êtes très mé-
rîlante... Mais — elle prit un temps — je ne
vous ferai pas d'avance. C'est une mauvaise
chose. C'est contraire à mes habitudes et pour
vous ce serait tropdur ensuite de travailler sans
être sûre qu'il ne manquera de rien...
— Je ne veux pas I cria soudain Cécile.
Elle regardait l'appartement luxueux. Elle
regardait M""' de Bellève, si belle, si riche, si
élégante, elle se regarda elle-même dans une
glace en face d'elle et se compara, désespérée.
Pour la première fois, peut-être, elle envia tout
ce qu'avait cette femme, et qu'elle n'avait pas ;
elle l'envia seulement à cause de lui, qui était
là-bas, et elle fut déchirée parla sensation,
confuse et déraisonnable, mais affreuse, qu'on
le lui prenait plus encore.
Mais M"' de Bellève ne comprit pas le sens
de son cri. Elle était occupée à défaire un gros
paquet et ne la regardait pas.
— N'ayez pas de discrétion mal placée, ré-
pondit-elle. Cela sera un grand plaisir pour
moi... Pour nos soldats qui font|tant pour nous,
mais nous ne ferons jamais assez ! Tenez, jus-
tement, j'ai des paquets ici. Ils seront pour
paquets. Kst-ce que j'avais le droit de dire non ?
Mais je ne pensais pas qu'elle t'écrivait comme
ça...
— Comme quoi? dit-il brusquement.
— Comme ses lettres. Je les ai vues ce matin
dans Ion sac...
— Veuillez vous asseoir, Monsieur, dit-
elle sans s'interrompre. Madame est préve-
nue; elle va vous voir à l'instant. Elle est
très occupée, mais elle reçoit toujours ses
filleuls.
Pierre, ahuri, attendit. Presque aussitôt
M"=' de Bellève entra. Elle était prête à sortir
et sous son chapeau de velours, dans son grand
manteau somptueux, elle apparut à Pierre
comme l'image même de la beauté, du luxe et
de la séduction. Elle jeta sur lui un regard de
bienveillance banale.
— Vous êtes un de mes filleuls, m'a-t-on dit?
Comme c'est aimable à vous de me faire visite !
Votre nom?... Pierre Berlin... Ahl parfaite-
ment, vous êtesle mari de Cécile, ma lingère...
une jeune femme si méritante... Eh bien, je
suis enchantée de vous voir!... Vos paquets
vous font-ils plaisir?...
— Oui, Madame, mais maintenant ce n'est
plus la peine, ma femme va mieux et...
— Pas du tout. L'envoi de vos paquets sera
continué. Rien ne m'est plus agréable que de
procurer un peu de joie à des braves qui font
tant pour nous...
— Madame, je veux surtout vous remercier
)
pouvoir parler,
— Je vous demande pardon, commença-t-
cllc.maisje suis si bouleversée... je ne sais plus
oii j'en suis... Pensez, n'avoir qu'un enfant et
le perdre... Aldrs voilà : nous sommes de Paris.
et celte fois-là, avec une rechute que j'ai faite,
j'en ai eu pour des mois.
Ktle s'interrompit :
— C'est pas votre voiture qu'on entend suil
FDUtC?
Mais le roulement s' éloignant, elle reprit :
— Et mon mari est prisonnier, Madame ! 1!
est prisonnier et il ne sait rien. Je n'ai pas osé
lui écrire la vérité. Son enfant, iUaimaittrop-.,
Alors, dès que j'ai été assez solide, je me sui-
mise à chercher, à chercher, à chercher. Je iil
savais rien, absolument rien. J'ai demandé par-
tout, à tout le monde. EnfmJ'aî trouvé une r^jfu-
giée quiétaitdu même endroit que la tante di.
mon mari et qui m'a afArmé qu'elle l'avait vik
partir sur la route.en poussant lepelit dans uni
voiture... Et puis, c'est tout... plus rien... 3'ii.
continué à chercher, à Paris, en province, dt.
tous les côtés, sans m'arréter... Deux fois, j'ai eu
de l'espoir, mais ce n'était pas ça... Pourtant
il faut que je trouve I Pensez, mon mari... K!
juis je veux mon enfant... je veux savoir...
mis doucement la main sur le bras. — Voici :
nous avions notre maison de campagne là-bas.
Quand l'avance de l'ennemi a été menaçante,
nous sommes partis envoitare. Sur la route, au
milieu des pauvres gens qui fuyaient, nous
avons recueilli une peiile Glle qui portail un
enfant. Elle s'était égarée ; elle était si affolée de
peur et de fatigue, qu'elle n'a rien pu nous dire
sinon que l'enfant n'était pas son frère, comme
nous le supposions. Nous ayons cm comprendre
qu'elle l'avait trouvé. Tout à coap, à une halte,
la petite a vu au loin sa mère au milieu d'un
groupe de fugitifs. Elle est descendue et elle est
partie en courant pour la rejoindre, en nous
laissant l'enfant que nous ayons gardé. Il sem-
blait avoir dix-huit mois, il balbutiait à peine
quelques mots. On a cru comprendre qu'il
s'appelait Jojo, pour Joseph sans doute, et nous
lui avons laissé ce nom-là.
— Le mien s'appelle André, dit la jeune
femme. 11 ne parlait pas, autant dire... Mais il
a peut-être dit Jojo pour notre nom : Joson ;
mon maris'amusaitàessayerde lui apprendre...
Et ses habits, Madame ?
>
Elle le lâcha ; elle le regardait sans un mot ;
du temps passa.
— Eh bien? lui demanda, en lui touchant le
bras, M'"' Hélouin qui avait mis son mari au
courant. Eh bien?...
La jeune femme, plas pâle encore, fixait des
ans... Je ne sais pas si c'est lui... Je crois que
ce sont ses yeux, mais je n'en suis pas sûre. Je
ne peux pas vous le prendre, si ce n'est pas le
mien. Je ne peux pas le prendre à celle qui l'a
perdu... Je ne peux pas renoncera chercher
le mien... Et pourtant, si c'est lui... si c'est
lui...
Elle revint à l'enfant, le regarda encore, de
toutes ses forces, désespérément. Il y eut un
silence. Elle éclata en sanglots convulsifs et
l'épéta :
— Je ne sais pas... Je ne sais pas...
tioD, elles échangèrent, à travers la rue, par les
fenêtres ouvertes, un regard de désolation,
avec une solidarité dans la douleur, qui tes unil
et les apaisa-
Désormais elles se saluèrent d'un signe du
tête, le matin, en vaquant aux soins du ménage.
Lorsque, le soir, elles distinguaient le reflet <]c
leurs lampes, elles se trouvaient moins isolées,
et quand l'une éteignait sa lumière, l'autre
n'avait pas longtemps le courage de continuer
à travailler.
Elles se parlèrent enfin. Un Isoir, devant sa
fenêtre ouverte, Louise achevait de tire passion-
nément une lettre lorsqu'elle eut conscience
qu'on la regardait. Elle releva la tête et vit en
sure que se succédaient les jours qui leur ap-
portaient les mêmes tourments, les mêmes es-
poirs.
Un malin, Louise remonta chez elle, trem-
blante de joie. Elle avait une lettre; son mari
allait venir en permission à la fîn du mois. Elle
était trop heureuse, il fallait qu'elle dise la nou-
velle; elle se précipita à la fenêtre.
En face, la fenêtre était entre-bâillée sur l'in-
térieur sombre. Louise distingua mat ; la pièce
lui parut en désordre. Soudain elle entendit un
bruit léger, que les bruits de la rue couvraient
par moments, — un bruit convulslf, désespéré,
déchirant ; c'étaient des sanglots, et elle vit alors,
dans l'ombre de la chambre, la jeune femme
effondrée sur un siège, le visage caché dans ses
braa appuyés sar la table, et les épaules se-
couées de spasmes. Une vieille personne, de-
bout auprès d'elle, sufloquait de larmes.
LE MEDAILLON
Dans la ruelle étroite le soleil n'entrait pas,
et la boutique, tapie derrière une grande mai-
son dont la façade donnait sur une autre rue,
était sombre et muette comme une cave. Crépie
de boue, masquée de poussière, la devanture
était opaque, et au-dessns de la porte on pou-
vait lire, en lettres effacées : Barbinet — Vente
et achat.
Denise, sans se laisser le temps d'bésiter,
poussa la porte. Dans l'ombre qui sentait le
moisi, parmi le fouillis d'objets béléroclites em-
plissaut d'un mur à l'autre et du sol au plafond
la boutique, elle chercha des yeux Barbinet.
— Ah ! oui... ah ! oui... M"" Denise Portai,
ncsl-ce pas?
Avec une lenteur mélhodique, il alla ouvrir
une grille, dissimulée sous de vieux rideaux,
{jui isolait le fond de sa boutique, et rapporta
une petite boite et un registre qu'il consulta.
— Ça fait quatre-vingt-sept francs, avec les
mois pas payés.
— Quatre-vingt-sept francs? Tant que ça!...
Elle avait eu un mouvement de stupeur, mais
aussitôt se reprit.
— Enfin, vous savez mieux le compte que
moi... Mais, voilà... pour le moment je n'ai pas
l'argent... Alors je suis venue vous demander de
bien vouloir me rendre tout de même le mé-
daillon pour une semaine. Je vous le rapporterai
CLisaite.
— Ça ne se peut pas, dit le vieux de sa voix
morne. Je regrette bien, mais ça ne se peut pas.
11 battait en retraite, avec la boîte cl le re-
iiislre, vers la grille. Denise, affolée, l'arrêta par
le bras.
jamais je ne m'en serais séparée. Mais quand
Louis a été blessé, il m'a fallu de l'argent pour
aller le voir... Je n'avais rien. J'avais été malade
et je n'avais pas pu travailler... C'estalors que
j'ai pensé au médaillon... Mais, vous compre-
nez, mon mari ne sait pas que j'ai été malade. Il
n'aurait plus manqué que ça que je le lui dise.
Il se tourmente bien assez pour moi, parce que
nous n'avons pas de famille du tout. Nous nous
sommes mariés quatre mois avant la guerre,
et j'avais seulement dix-buit ans, mais ma tante,
avec qui je vivais, venait de mourir et Louis a
dit qu'on ne pouvait pas attendre parce que
j'étais trop jeune pour vivre toute seule... Pen-
sez comme il se fait du souci depuis qu'il est
parti... Alors, s'il ne' me voit pas le médaillon,
il se doutera de quelque cbose, il me question-
nera, et jamais je ne pourrai lui mentir assi'z
l)ieii. Vous voulez bien me le rendre, n'est ce
pas? Ce n'est que pour une semaine...
avec calme et bien clairement. La situation était,
à ses yeux, d'un tragique si poignant, et il était
si facile, pensait-elle, delà résoudre sans dom-
:uage pour personne, qu'elle n'imaginait plus
maintenant qu'on pût lui refuser satisfaction.
M. Barbinet l'avait écoutée avec beaucoup
d'attention.
— Ça ne se peot pas, répéta-t-il enGn. Ça ne
se fait pas dans le commerce. Réfléchissez vous-
même. Ça serait trop commode, voyons ! On a
besoin d'argent pour une raison ou pour une
autre. On sait qu'il y a dans le quartier quel-
ciu'un qui est serviable. On va le trouver, on
promet tout... et puis quand ça vous chanlc
on revient : ■ Je n'ai pas d'argent, rendez tout
de même le médaillon... «Non, j'ai dit mon
dernier mot : Donnez quatre-vingt-sept francs
et je rends le médaillon.
— Mais je ne les ai pas I Le peu d'argent que
j'ai pu trouver j'en ai besoin pour recevoir Louis.
Pensez qu'il va revenir pour si peu de temps,
et qu'il en est si heureux, pt que ce sera gàcln^,
ot qu'il repartira avec un tourment qui ne lo
quittera plus ! Quand je suis allée le voir, il m'a
44 CELLES QUI LES ATTENDENT
demandé pourquoi je ne l'avais pas, le mé-
daillon... Non, non, c'est impossible! donnez-
le-moi I
— Trouvez l'argent. Quatre-vingt-sept francs,
ce n'est pas la mer à boire... On s'arrange,
ajouta-t-il entre ses dents.
II ne dit pas comment Denise aurait pu s'ar-
ranger, et elle ne le demanda pas. Elle sanglo-
tait, elle balbutiait des supplicalions, et recom-
mença, d'une voix entrecoupée, son humble
histoire. M. Barbinet réfléchissait. Sans doute,
enfm, il Tut ému. Il eut une petite toux, alla vers
un bureau, et revint avec un papier où il avait
écrit quelques lignes.
— Ne pleurez pas, ça fait mal aux yeux, dit-
il avec bienveillance. Je veux bien avoir con-
fiance en vous. Vous voyez que je suis un brave
homme et qu'on a tort de dire du mal de moi
dans le quartier. Vous allez signer ça : Ça dit
que je vous confie, pour le faire voir, un mé-
daillon qui m'appartient et que vous devez me
le rendre dans huit jours. Alors, si vous ne me
le rendez pas, ça sera un vol prouvé. Et les
gens qui volent on les lait arrêter... Et puis les
intérêts doubleront. Ça vous va ?
Elle dit ; « Oui ». Cela lui était égal. Elle vou-
' liiclieuse, l'emportant.
Elle l'avait à son cou quand son mari arriva
le lendemain. II le remarqua avec satisfaction,
et la jeune femme n'eut pas de peine à lui faire
croire qu'elle ne manquait de rien.
Le dernier jour, comme sans pouvoir retenir
SCS larmes, elle l'aidait à préparer son paquet,
il lui dit tout ^ coup :
— J'ai quelque chose à te demander, ma
petite Denise : Donne-moi le médaillon. Je veux
l'emporter avec moi. Ce sera un peu de loi
que j'aurai là-bas. Je n'y laisserai pas mon por-
trait, lu comprends, ajouta-t il en riant, je vais
l'y mettre, loi...
Elle n'hésita pas. Elle lui lendit ie médaillon.
Il y glissa le portrait de la jeune femme et, en
essayant de sourire, reprit ;
— Tu ne me trouvespas ridicule, hein?.. . Mais
lu sais, là-bas, on n'a pas de faussehonleàaimer
ceux qu'on aime. Et ça me fait plaisir d'avoir
avec moi ce que tu asporlé si longlemps...
11 partit le lendemain. Denise se trouva seule
sur le quai du chemin de fer. Alors, seulement
elle pensa avec netteté à M. Barbinet. Elle
chancela d'épouvante.
TOUS m'avez remis, en nantissement d'une
somme par moi prêtée, un médaillon en or ?
— Oui. n y a hait jours -vous êtes venue me
demander de vous rendre ce médaillon, sous
prétexte que votre mari, qui venait en permis-
sion, soupçonnerait que vous êtes gênée, et en
serait tourmenté, s'il ne vous le voyait pas au
con. Vous me deviez quatre-vingt-sept francs ;
vous ne m'avez pas versé un sou ; néanmoins,
contre un papier signé de vous, spéciriant que
le médaillon était à moi, et que vous deviez me
le restituer sous huit jours, j'ai bien voulu vous
confier cet objet... Nous sommes d'accord?
Bon. Alors, vous ne voulez pas dire que vous
ne rapportez pas le médaillon? Ce serait un vol.
Ça ne peut pas être ça.
— C'était hier, sanglota la jeune femme,
Louis m'a dit : « Je veux l'avoir avec moi là-
bas, ça sera un peu de toi ; tu l'as porté si long-
temps... b Comment est-ce que j'aurais pu lui
dire non ?n est parti tout à l'heure. C'est aprcs
seulement que j'ai bien compris. De la gare, je
suis venue tout droit ici. J'ai trop peur. Je veux
en finir... Si vous voulez attendre, ajouta-t-elle
— On m'y reprendra, continua, quand il fui
seul avec Denise, M. Barbinet, en proie à une
vive irritation. On m'yreprendra... Depuis huit
jours, je lésai tous et toutes après moi. « Et
rendez-moi mes cuillères... — Et rendez-moi
ma broche... — Etwus lui avez rendu le mé-
daillon, rendez-moi ma montre...» Avant, on
savait qu'il n'y avait rien à faire. Maintenant,
c'est plus unevie... Âhl oui, on m'y repren-
dra!
Il trotta à travers son fouillis, se calma un
peu, revint vers Denise :
— Voyons, pour une fois que je fais une
bêtise, vous n'aviez pourtant pas besoin d'aller
le raconter à tout It monde...
Quand elle reçut la lettre annonçant que
maintenantc'était sûr, que son tour était arrivé,
qu'il allait revenir pour presque une semaine,
Marcelle eut d'abord une si violente émotion
qu'elle en demeura étourdie et presque dé-
faillante.
« Georges va revenir... Geoi^es va reve-
nir...*, balbutiait-elle à demi*voix, pour sebien
convaincre elle-même de la réalité de son
bonheur.
Mais la préoccupation qui, depuis tant de
mois, accompagnait ses alarmes et ajoutait à
ses épreuves la saisit aussitôt, urgente et impé-
rieuse à présent. Elle chercha à se bien rendre
compte de la situation. Elle regarda ses deux
JM
vivre ï
Elle eut l'air étonné.
— Moi ? Mais très bien, sois en sûr ! Du reste,
je te l'ai écrit. Je n'ai manqué de rien, ni les
enfants non plus.
— Les gosses, je m'en doute. Je sais que tu
te serais privée de tout pour elles... Mais enfin,
comment as-tu fait ?
Sa voix s'assourdit, tremblante de toute
l'angoisse qu'il évoquait :
— Je t'assure, je me le demandais fout le
temps, le jour et la nuit... Cela me tourmen-
tait sans arrêter. Je te voyais sans le sou, te
tuant de travail, n'arrivant pas... Pense donc,
ma pauvre petite, quand j'étais là ou vivait tout
r!
— Sûrement, elle est mieux... Et les flam-
beaux aussi... Et ta as un tapis...
— Les enfants ont bonne mine, n'est-ce pas?
demanda la jeune fecme.
— Oui, oui, meilleure mine que toi...
11 la regardait et soudain s'étonna :
— Comme tu as une jolie robe... et elle est
toute neuve!... Et... Ah! par exemple, si je
croyais te revoir avec tes bagues 1
C'étaient une alliance et deux bagues mo-
destes qu'il lui avait données. Marcelle se mita
rire et alla vers la cuisine sans lui répondre.
Il resta hésitant, un peu déconcerté par l'im-
pression inattendue. Cette inquiétude cruelle
qui, pendant des mois l'avait obsédé lui était
enlevée. Il en était très heureux, mais un ma-
laise presque aussi pénible la remplaçait. Pour-
tant il savait trop que Marcelle l'aimait pour
admettre le moindre soupçon.
dans tes lettres?
— Mais je te l'ai dit... (Marcelle semblait un
peu embarrassée.) Je ne pouvais pas le donner
tous les détails, c'était trop long. Je t'ai dit que
tu pouvais être tranquille, que nous étions à
notre aise. Tu vois que c'est bien vrai.
— Oui, oui, murmura Georges.
Il luttait contre une sensation dont il avait
honte, mais qu'il ne pouvait vaincre, une sensa-
tion égoïste sans doute, mais qui le torturait
et qui était faite de vanité blessée, d'amour
jaloux et de la douleur confuse d'un isolement
inopiné.
— Eh bien ! reprit Marcelle gaiement. Féli-
cite-moi I Tu vois que j'ai bien su m'en tirer à
:r,oi toute seule !
— Oui, oui...
11 baissa la tclc pour qu'elle ne vit pas ses
yeux et, d'une voix étranglée, ajouta :
En débarquant à la gare de l'Est, Claude
Sivel, élégant et soigné malgré tout dans sa
vareuse an peu déteinte, maïs bien coupée,
avança, noyé dans le flot bleu horizon des
autres permissionnaires au-devant desquels se
précipitait le flot des femmes et des parents qui
les attendaient. On pleurait et on riait autour
de lui. Jadis, les expansions bruyantes
l'agaçaient^ mais il avait appris bien des choses,
et toute cette émotion de gens simples lui don-
nait à lui-même ane petite émotion.
Il sortit de la gare. C'était un après-midi de
mai, doux, ensoleillé, trempé parfois d'une
averse tiède. Claude eut un profond frémisse-
ment de plaisir en retrouvant le printemps de
de toile cirée, un chignon noir noué d'un ruban
vert, et que c'était une femme. Au mémo
moment, celle-ci se tourna sur son siège vers
Claude. 11 vit un visaj^e jeune, aux joues
animées, aux yeux assurés. Dans l'ample carrick
elle paraissait solide.
— Dites donc, militaire, demanda- t-elle tran-
quillement, est-ce que vous en connaissez un
qui s'appelle Bachelard?
— Qui s'appelle comment ? dit Claude sur-
pris.
— Bachelard. C'est à cause de votre numéro
de régiment que je vous demande ça. II est du
même.
Elle s'interrompit. Ainsi détournée, elle ne
pouvait apporter une attention suffisante à son
cheval, et une auto avait failli les prendre en
écharpe.
— Faites pas attention, c'est un laxi, dit-elle,
Claude.
— n allait bien ?
— Mais oui.
— Ça me fait bien plaisir ce que vous me dites
l:i... Parce que, vous savez, Bachelard c'est
mon mari... J'ai eu une lettre de lui il y a cinq
jours, mais vous c'est plus nouveau. C'est une
veine que vous soyez de sa compagnie. J'ai déjà
mené comme ça trois ou quatre militaires de
votre régiment, et il y en a eu juste uo qui m'a
dit qu'il le connaissait de nom...
— Attention, voilà une auto I ne put s'empiî-
cher de s'exclamer Claude.
— Craignez rien, j'ai un œil sur ma jument.
Alors, il y asixmoisque je ne l'ai pas vu, Bache-
lard... Depuis sa permission, quoi... Hein, ça a
chauffé en ces derniers temps, là où vous êtes?
— Oui, dit Claude. Mais à Paris aussi, il y a
du danger, ajouta-t-il entre ses dents, car il
commençait à croire qu'il n'arriverait pas chez
f
— Elle n'est pas là, dit- il brusquement. Elle
est à une crèche où elle soigne des enfants tous
les après-midi.
— Alors, filons-y...
Claude donna l'adresse et monta. Il ne pou-
vait s'empêcher d'être irrité.
— C'est ridicule, pensa-t-il tout haut, elle se
fatigue trop, elle est délicate, elle va tomber
malade...
M°" Bachelard tourna la tête.
— Ça y est. Vous voilà en colère... Vous êtes
tous lesmêmes... Faut que vous vous mêliez de
tout. Vous ne pensiez pourtant pas que nous
allions toutes rester là comme des bonnes à
r
Claire était dans son petit saton aux rideaux
à demi-clos et elle tenait devant ses yeux un
livre qu'elle n'arrivait pas à lire, lorsque Gene-
viève, sa cousine et sa meilleure amie, entra,
vive et fringante comme toujours avec sa robe
élégante et son petit chapeau enfoncé sur ses
yeux noirs.
— Bonjour, Claire, dit-elle en l'embrassant.
Elle vit l'air abattu de sa cousine, ses pau-
pières rougies et la pâleur de son joli visage.
— Eh bien, Henri ne vient pas? denianda-t-
elle.
— Si, dit Claire à demi-voix, il arrive samedi.
— Et tu n'es pas folle de joie ?. . . Et tu ne pré-
pares pas tout?...
— Ce D'est pas de ma faute, gémit Claire.
C'est pius fort que moi... Je souffre (aut...
— C'est cela, lu ne penses qu'à toi, qu'à la
peine, et pas à lui, au besoin qu'il a d'un peu de
plaisir, de joie et degaîté. Tu l'aimes pour toi-
même. Je t'assure, il s'en rend bien compte. La
dernière fois il me l'a dit...
— Henri t'a dit cela 1 cria Claire.
— Certainement, affirma Geneviève.
— Mon Dieu, mon Dieu, et moi qui voudrais
tant le rendre heureux quand il est là. Tu as
raison, je suis égoïste ! Mais je ne le serai plus !
Je ne le serai plus !
Elle pleurait de plus belle. Quand elle fut
seule, elle se repentit davantage encore et, avec
ardeur, mit tout en œuvre pour que Henri,
cette fois au moins, trouvât une maison en fête
el une Claire courageuse, jD3euse, et parée.
Le samedi pourtant, elle eut beaucoup de
peine à ne pas sangloter quand elle embrassa
qu'elle redoubla d'efforts.
La veille du départ, elle aurait voulu, toute la
journée, rester epfermée avec lui, mais elle se
dit qu'il fallait être courageuse jusqu'au bout et
que, si elle se laissait aller le moins du monde,
elle était perdue.
— Encore une toilette neuve, lui dit Henri
en la voyant prête... Tu es redeveuue d'une co-
({uetterie... Enfin, sortons, puisque tu y tiens...
Ce n'est pas comme à ma dernière permission
où tu voulais rester avec moi sans voir per-
sonne... On s'habitue à tout, — acheva-t-il plus
bas avec un petit rire presque amer, — deux
ans, c'est bien long...
Claire n'entendit pas. Le soir, lorsqu'ils ren-
trèrent, la jeune femme s'efforçait toujourad'être
joyeuse, de rire et de bavarder. Son mari pa-
raissait fatigué et il était sombre.
Un bruit léger l'éveilla vers le milieu de la nuit.
Claire dormait et sanglotait en dormant comme
u II enfant qu'un lourd chagrin poursuit en rêve.
La lumière allumée la réveilla. Haletante encore,
les yeux dilatés, les joues mouillées de larmes,
elle regardait Henri sans paraître comprendre.
— Cela te fera tant de peine que cela ? mui-
mure-t-il d'un air de doute.
Elle se rejeta en arrière.
— Qu'est-ce que tu dis ?
— Je croyais... oh î rien de mal, bien en-
tendu... Mais, à te voir si insouciante, si gaie,
' si mondaine, si coquette, si diiïércnte de ce
que tu étais les autres fois où je suis venu, ju
croyais que tu avais pris ton parti de mon
ubsencc, que tu t'étais accoutumée à vivre sans
moi... Dame, après deux ans...
— C'est Geneviève ! cria-t-elle désespérée.
C'est de sa faute ! C'est elle qui m'a dit que Je
te rendais malheureux, que je te tourmentais,
que j^ n'étais ni dévouée ni courageuse !... VA
j'ai essayé... il me semblait que je ne réussissais
pas... Mais comment as-tu pu croire ?...
Elle suffoquait de sanglots. Henri la regar-
dait, il eut comme un sourire rassuré.
— Du courafie... pour cacher son chagrin, â
quoi bon ? dit-il enfin, ("elui pourquion souirie
aime bien mieux le savoir... J'aime mieux que
de rire.) Quel égoïsnie, hein ?...
Mais, dans les yeux en larmes de la figure
désolée qui se tendait vers lui, il vit qu'elle le
lui pardonnait.
f
LE PORTRAIT
Dans le petit grenier qu'il appelait son ate-
lier, Prosper Balboîs, sous le jour blanc qui
tombait par la large tabatière, peignait avec un
enthousiasme que n'avaient pu entamer trente
années d'insuccès.
C'était un vieux bohème de cinquante ans
passés. Il avait gardé la cravate flottante, la
vareuse et le pantalon à la hussarde, usés jus-
qu'à la corde, mais fièrement arborés, et de
même il avait gardé ses chimères et ses convie-
lions. Absorbé en elles, il ne voyait pas plus
son indigence, les murs lézardés, encombrés
(l'ébaucbesinaphevées, toujours recommencées,
le grabat, les trois chaises dépaillées, la table
boiteuse, qu'Une se rendait compte que main-
}
vcrtui-e sur le dos. Quand il avait du tabac il
fumait une pipe avec plaisir. Kn tout temps,
par la tabali6rc de sa mansarde, il pouvait, en
passant sa tOlc, voir la moitié de Paris, ce qiii
favorisait ses rfivcs.
Soudain Prosper Balbois tressaillit : on frap-
pait à la porte, lîtonné, car jamais personne ne
venait le voir, il alla ouvrir, sa palette à la
main.
Une vieille femme entra, courbée et ratati-
née, nu-lûle, pauvrement mise, avec un chûle
déteint sur ses épaules maigres.
— Faites excuses si je vous dérange. Je suis
la mère Thouvcnin... Vous me remettez?...
Mais si, voyons, votre voisine du fond du cou-
loir.
— Ah I parfaitement.'parfaitcment...
Ualbois ofTrit poliment la plus solide de ses
(rois chaises. II ignorait la mère Thouvenin,
n'ayant jamais remarqué personne ni retenu
aucun nom, depuis des années qu'il vivait soli-
avec la noraeaegaiopinsquna parcouraient ou
haut en bas, mais c'était tout.
— Vous faites des tableaux? dit tout à coup
la vieille d'un ton un peu timide.
Elle regardait autour d'elle, mais elle avait )n
vue basse et sans doute ne distingua pas les
esquisses accrochées aux murs.
— Oui, dit Balbois, étonné. Je suis peintre.
— C'est ça, c'est ça... Vous faites des ta-
bleaux, pas? Des tableaux comme on en voit
des fois dans les magasins ou chez les per-
sonnes? Des portraits, quoi?
— Oui... si on veut...
Balbois faillit se lancer dans quelques consi-
dérations artistiques, mais se contint.
— Alors voilà, dit la vieille, j'ai quelque
chose à vous demander. Quelque chose que je
voudrais bien. Ça serait un grand service et ça
rae ferait bien plaisir... Pour le paiement,
dame... j'ai économisé un petit peu... C'est pas
grand'chose parce que je suis trop vieille, je
travaille plus... El puis, n'est-ce pas, je peux
pas le laisser sans rien, là-bas?...
Elle s'arrêta court et reprit :
— Le portrait à Maurice. Vous savez bien
Maurice, mon pctit-fils, quoi ! Il a été blessé et
il est prisonnier. Alors je voudrais son por-
trait,, .
— Hein? Son portrait? dit Balbois, ahuri.
Mais, d'ubord, je ne fais pas de portrait... Et
puis, il n'est pas là. Alors...
— Si, ai, protesta la vieille, qui s'enhardis-
sait. Vous en faites, des portraits, vous l'avcx
dit! I';t puis, vous vous rappelez bien de luiV
Un petit blond à l'air malin, voyons... Même
qu'il vous a fait des blagues dans les temps...
Mnintenant, il a vingt-trois ans... Il est typo-
graphe... Voyons, vous le revoyez bien?... II
sif'llait toujours en descendant les escaliers...
Là, vous y êtes, pas vrai? Vous vous le rappe-
lez... El puis, du reste, v'Ià sa photographie,
alors comme ça c'est pas difficile.
Elle tira d'un bout de papier plié et tendit à
Balbois, qui la prit machinalement, une photo-
graphie mal faite et à demi effacée.
— C'est lui, y a deux ans. H a fait faire ça à
la Kôte du Trône. C'est encore une vraie
chance que je l'aie... Mais, ça passe, ça s'en
voir sa ligure là-dessus... tX croiriez-vous...
Elle fit une pause et sa voix trembla) croiriez-
vous qu'y a des monients où je me rappelle
plus bien comment il est... Ça s'en va... Je
chercbe à me rappeler, je peux pas... Je le
retrouve plus... Oh! pas tout le temps, mais
encore assez souvent... et j'ai peur que ça
augmente.. . Alors, un portrait, n'est-ce pas, c'est
giand et puis c'est en couleur... Je le verrai
bien... Pensez que luî-mèmeje le reverrai peul-
Oirepas. J'y serai peut-être plusquand il revien-
dra. Dame, jeme fais vieille. Depuis ces temps-
ci je sens ça... Le matin, j'ai les jambes qunsi
mortes... et puis... Enfin, bref, ça me ferait
liien plaisir d'avoir son portrait, si vous aviez
la complaisance....
Balbois ne répondit pas tout de suite. Il avait
d'abord voulu refuser ; maintenant il sedeman-
dait seulement s'il réussirait, à l'aide de la
)>ho(ographLe et des vagues souvenirs qu'il
s'efïorçait de préciser, à peindre quelque chose
qui satisfasse la vieille.
— Je ferai de mon mieux. di[-il enfin.
enchantée.
Il dit oui ; elle partit et il se mit à l'œuvre. Il
retrouva, dans un coin, une petite toile à pt-ii
prôa propre et travailla avec acharnement, fîii-
sant un héroïque effort pour copier servilemcul
l'ima^jc qu'il avaitscua les yeux, et n'y arrivant
qu'avec une peine infinie et un frémissement
de révolte mal contenue, car il ne connaissiiit
plus que sa fantaisie quand il avait un pinceau
dans les mains.
La vieille revint le lendemain. Comme Bal-
bois, en fureur contre ce qu'il peignait, ne
disait mot, elle n'osa tout d'abord s'approclici .
Incertaine sur la cause de l'irritation du peintre,
elle constata à voix haute qu'elle lui donnEiil
bien de l'ouvrage el elle reparla de paiement.
Balbois cul un rire amer en songeant que-
cela ne lui était pas arrivé souvenl qu'on lui
ollrtt de l'argent pour sa peinture. Il interrom-
pit la mère Thouvenin en lui disant, avec exns-
pération, qu'il faisait cela pour le plaisir et qu'il
ne ferait plusricn si elle insistait. Alors clic pro-
posa de ranger le grenier, mais il protesta ; eaiis
sa poussière et son désordre il n'aurait plus 6\é
chez lui.
tempia un momeni. inacneve ei peai-eire,
malgré tous les efforts de Balbois, reproduit
avec une minutie insuflisaiite, il lui causa une
ticception et elle ne put retenir quelques obser-
vations enveloppées de compliments.
— Y a pas à dire, ça vient bien... Mais faut
le faire souriant, pas?... Là-dessus, ila pas l'air
gai comme il était. Et puis, faut lui faire les
joues plus roses... ça prouve la santé, les joues
roses... Et puis, faut que la moustache frise pa-
reille des deux câtés... El puis, pendant que
vous y êtes, vous seriez gentil de le mettre en
uniforme... Oui, en bleu commey sont... Mais,
y a pas à dire, ça vient bien... Maintenant, je
m'en vas... On n'aime pas être dérangé pendant
l'ouvrage, comme dejuste...
Balbois, seul et exaspéré, suivit docilement
les indications données. Il rosit les joues et
frisa la moustache, à prudents petits coups de
pinceau. Le dernier jour, quand l'ouvrage fut
terminé, il se leva de bonne heure et plaça le
portrait dans un cadre qu'il avait fabriqué lui-
inéme. Alors, il prévint la vieille qui n'était pas
L'INCONNUE
Pendant tout le voyage, elle était restée assise
dans son wagon, droite, immobile et comme
inconsciente, sa jolie figure figée dans une cris-
pation qui ta vieillissait. Elle ne savait pas ce
qu'elle avait fait entre le moment où elle avait
reçu la nouvelle et celui où elle avait pris te
train ; elle ne savait pas combien d'heures avait
duré le trajet ; elle ne savait plus rien que ta
douleur qui l'aQolait. c Jacques est blessé griè-
vement.,. Jacques est blessé grièvement... o, se
redisait-elle. Par moments, elle n'arrivait pas à
concevoir que ce soit vrai ; par moraentsj reve-
nait l'effroyable idée qu'il n'était pas seulement
blessé, qu'il était... elle ne formulait pas l'indi-
cible angoisse qui veillait au fond de sa pensée,
i i
Elle sanglotait si fort, malgré qu'elle essayât
de se contenir, qu'elle dut s'éloigner jusqu'au
palier. Appuyée au mur, elle suffoquait dans
une douleur qui la déchirait et où se mêlait de
la joie parce qu'on lui avait dit que probable-
ment il vivrait.
Une infirmière s'approcha d'elle.
— Madame Lérens?
La jeune femme releva la tète et fit un effort
pour se calmer.
— 11 y a ici, continua l'infirmière, un blessé
qui a été atteint, mais bien moins gravement,
le même jour que votre mari et après s'être
battu auprès de lui. Voulez-vous le voir? 11
vous racontera. ..Il est seul dans la chambre qui
est là.
La jeunefemme suivit l'infirmière qui la laissa
auprès du blessé. C'était un jeune homme de
vingt-cinq à vingt-six ans, au visage intelligent
et fm- 11 était adossé contre ses oreillers et son
bras droit était immobilisé dans un appareil.
— J'ai été, en effet, le camarade de votre
mari, Madame, expliqua-t-il. Nous avons com-
battu cdte à côte, et il est tombé quelques
l'a affirmé et c'est la vérité... Mais moi, qui n'ai
pas été atteint aussi grièvement, je puis vous
raconter...
— Oui, oui, ba1butia-t-elle. Racontez-moi...
— Eh bien, Jacques Lérens et moi nous
étions liés. Il m'inspirait beaucoup de sym-
pathie, et je crois qu'il en avait pour moi ; celte
sympathie m'était encore plus précieuse à cause
du caractère taciturne et froid quevouslui con-
luiisscz...
La jeune femme eut un sourire triste. Avec
ctte, Jacques n'avait jamais été cela.
— Nous avons été blessés en faisant une
ntlaque, poursuivit le jeune homme. Lérena
était prés de moi quand, soudain, un obtis
éclata et le renversa presque dans mes bras, Je
l'ai cru tué. Il avait juste eu la force de dire
deux mots en tombant, et ces deux mots,
Madame, c'était votre nom répété.
— Il croyait mourir... et iia dit mon nom,
murmura -t-clle, sanglotante.
— Oui, distinctement, comme une suprême
pensée qui se formule inconsciemment peut-
être. Et, lorsque, dix minutes après, j'ai été
>
— Qu'est-ce que vous dites? demanda-t-elle
dune voix étranglée.
— Je dis qu'en tombant, il a prononcé votre
nom deux fois; « Lucie... Lucie... »
Il s'arrêta encore. Elle était devenue très
rouge, puis si pâle qu'il crut qu'elle allait
défaillir.
— ' Ce n'est pas mon nom, dit-elle enfin d'une
voix sourde et comme à elle-même. Je ne
m'appelle pas Lucie. Je m'appelle Gabriellc.
Il y eut un silence. Elle réfléchissait, hale-
tante.
— Je... je me suis sans doute trompé, essnya
de dire le blessé... J'ai mal entendu...
Mais elle voyait bien qu'il mentait. Gêné, îl
se tut.
— Lucie?... Lucie?... se répétait-elle. Elle ne
comprenait pas encore bien ce qui lui arrivait,
ce qu'elle devait croire. Elle essayait de décou-
vrir, dans ses souvenirs, quelle Lucie son mari
pouvait avoir connue. Elle essayait de se dire
;
telle chimère, tandis que Jacques était encore
cil danger de mort. Mais une souffrance nou-
velle, aiguë, despotique, balançait sa première
KoufTrance.
Sans s'en rendre compte, elle avait quitté la
chambre du blessé, elle était revenue à la porte
vitrée et sous le rideau levé, à travers la vitre,
elle rcfjardait son mari. II dormait, plus calme,
et elle fut éperdue de bojiheur, « Qu'il vive, se
dit-elle, le reste n'existe pas. > Mais elle savait
bien que cela existait au fond d'elle-mâme,
que cela existerait toujours, comme un doute
cruel et vigilant, quel que soit l'avenir. Et elle
savait aussi que jamais elle n'oserait, auprès de
lui, éclaircir ce doute.
DANSLACAMPAGNE
Chaque fois que Lise s'échappait de la ferme
pour aller au village, chez la mère Fouvent, où
elle recevait en cachette les lettres de son cousin
François, elle avait des émotions terribles et
prenait des précautions exagérées au point
d'être imprudentes. Ces précieuses lettres, elle
les gardait dans une poche de toile, cousus
tout exprès dans son corset ; cela lui faisnit
plaisir de les sentir ainsi contre elle, et elle était
sûre que son oncté Bârraullne les découvrirait
pas.
Dans la vaste ferme isolée au milieu d'une
campagne mélancolique, tachée de jaune par
les ajoncs et les genêts en loufïe, ensanglantée
de place en placeparlatleurdu sarrasin, le père
même toutes les lettres, mais chez la mère
Fouvent, une vieille qui vendait de l'épicerie au
village.
Pour Lise, pendant des mois, ces lettres
avaient été toute la joie de sa vie. 11 lui écri-
vait comme jamais il n'avait osé lai parler; elle
s'apercevait, à travers les phrases, qu'il prenait
de la volonté et de l'énergie, et comme il lui
disait qu'il l'aimait de plus en plus, elle était,
malgré ses anxiétés, très heureuse. De temps à
autre, elle demandait des nouvelles au père
Barrault et quand il lui répondait sèchement :
Mais, soudain, il n'était plus rien venu et Lise
avait eu trois semaines de tourments atroces,
car le père Barrault, lui non plus, ne recevait
rien.
Un matin d'automne, comme elle revenait,
désespérée, du villaye, oii elle avait été eu
vain, clic vit sortir de la ferme le maire,
M. lîailly, qui était habituellement en très mau-
vais termes avec le père Barrault. — Pour qu'il
soit venu, il fallait... Elle courut à lui, et il dit
le malheur : François était disparu ; au couis
d'une attaque, il avait été engiigé dans Jrs
rangs ennomis, on l'avait vu tomher couvert de
sang.
Folle, Lise s'était précipitée dans la ferme. Au
milieu de la grande cuisine, le père Barrault
était debout, silencieux. La jeune fille s'était
jetée vers lui, mais, d'un regard plus dur qnc
jamais, il Tavait arrêtée.
— Assez, avait-il ordonné de sa voix brève.
Tais-toi I Je ne veux pas entendre un mot! H
Lise, pantelante, aurait voulu lui crier que
mieux que lui elle aimait celui qui était mort
et qne François l'avait aimée aussi, et qu'il lui
écrivait.. . Mais son secret lui était trop cher
pour qu'elle le dise et elle était trop accoutumée
à plier sous le despotisme du vieux pour déso-
béir. Machinalement, elle le suivit vers la
besogne quotidienne.
Un tantôt de fm'd'hiver, comme Lise, indiU'c-
rente à une pluie aigre, traversait la rue du
village, elle vit , au seuil de la sordide petite épi-
cerie paraftre.la mère Fouvent. Lise n'était pas
entrée depuis qu'elle savait qu'elle n'y trouve-
rait jamais plus de lettres et, avec un affreux
serrement de cœur, elle passait en hâte, mais
la vieille l'appela :
la suivit dans la boutique étroite.
— Pourquoi me demandez-voui ça ?
— Ben, vous savez... y a des fois des choses
qu'on s'y attend pas... Là... calmez-vous... Faul
pas vous mettre dans des étals comme ça...
EnÛn, quoi, vaut mieux pas vous faire languir. ■ ■
VIA ce que j'ai pour vous.
Lise eut un cri étouilé. Elle se jeta sur l.i
carte et, défaillante, s'appuya au mur. C'était
de lui. Il n'était pas morti II était prisonnier. Jl
avait été gravement blessé et il était rétabli...
Elle sanglotait et dutattendre pour continuer
à lire. François, en quelques mots pleins de
tendresse, disait que cette fois-là il lui écrivait
pour elle toute seule, comme avant, et de sa
lettre ressortait qu'il avait déjà écrit une fois
au père Barrault, à la .arme. La carte s'était
donc perdue, puisque te vieux ne savait rien.
Lise se précipita dehors, mais, au bout d'un
moment, elle ralentit le pas. Il fallait avouer
les lettres clandestines pour prévenir le vieux,
et, telle était la terreur qu'il lui inspirait que,
— T'as des'nouvelles? cria le vieux.
Lise eut un sursaut de surprise.
a T'as des nouvelles, continua-t-il, haletant.
Je vois ça à tes yeux ! Il est pas mort !
— ' Il est priaonaier, balbutia Lise. On me l'a
dit... un soldat que j'ai rencontré.
Elle s'empêtra dans son mensonge et avoua
tout, moutra la carte.
Le vieux la lui arracha des mains, lut et
chancela ; elle le soutint par le bras, mais il
arracha sa cravate et respira convulsivement.
Us restèrent sans parler et puis se mirent en
route côte à côte. Au bout d'un moment, le
Faut croire qu'il t'aime, hein ? ^jouta-t-il après
une pause. Et puiSj toi aussi, tu l'aimes... J'ai
vu ça... Alors, quand il reviendra... on verra...
faudra qu'il soit heureux... il a le droit...
Il secoua la tâte et reprit :
— En attendant, faut travailler. Faut qu'il
trouve tout en état quand il reviendra. Paulqu'il
voie que nous aussi on a fait ce qu'on doit...
Est ce que t'as pensé aux carottes à semer ?
Elle ne répondit pas. Elle ne s'en souvenait
plus. Elle marchait à cdlé du vieux sans pou-
voir s'empêcher de pleurer à chaudes larmes,
tant elle était triste puisqu'il était là-bas, pri-
sonnier et malheureux, et tant elle était hcii
rcuse puisque ce serait elle, plus tard, qui lui
crait oublier ses épreuves.
LES ISOLÉS
)
MADAME HÉLÈNE
Dans les logements indigents où elle allait
faire des visites et porter des secours, on
l'appelait M"" Hélène, et elle passait pour
être l'employée salariée d'un comité de cha-
rité.
Cette légende s'était créée toute seule, tant
Hélène Maubel, simple, effacée, sérieuse et
avertie des préoccupations les plus humbles
de la vie quotidienne, répondait mal aux idées
que les pauvres gens qu'elle voyait se faisaient de
la richesse, et la jeune femme s'était empressée
de l'accepter et d'y conformer son attitude et
É
tortune. Et, surtout depuis la guerre ils absor-
baient son temps bien suflisamment pour
qu'elle évitât l'ennui.
Ce samedi-lù, M"*' Hélène, en robe noire
défraichie, ses cheveuiL châtains tirés sous un
chapeau simple, arriva vers quatre heures au
fond de Plaisance, tout près des fortifications.
Dans la maison où elle allait et qui était vaste,
sordide et sombre, avec des linges à toutes les
fenêtres et des mioches mal tenus grouillant à
tous les paliers, elle avait trois visites à faire, à
des gens plus particulièrement indigents et dont
elle s'occupait depuis des mois. Elle vit, au
rez-de-chaussée, dans un taudis semblable à
une petite cave, un ménage : l'homme paraly-
tique, la femme presque aveugle ; elle vit, au
second, une vieille à demi-folle qui, barricadée,
regardait par un judas avant d'ouvrir la porte
de son réduit et qui l'assaillit de plaintes furi-
bondes. M°" Hélène, ayant donné ce qu'elle
apportait et promis de demander davantage au
pseudo-comité qui abritait ses décisions per-
>
que la plus petite des enfants vint s'installer sur
ses genoux.
— Georgetle, voyons... dit la mère. Elle va
vous fatiguer ; vous l'êtes déjà bien assez, ça se
voit.,. C'est vrai, on le dit bien dans la maison :
a Cctlc pauvre M"" Hél6ne, c'est pas un métier
qu'elle fait... » Penser que d'un bouta l'outre
(le la journée, vous montez des étages pour
uller voir des gens plus ou moins rngoù-
lanls...
reprit l'ouvrière. Ces dames qui vous emploient,
au moins elles vous paient bien ? Elles ne vous
font pas trop droguer ? Je vous dis ça parce que
vous n'avez pas l'air d'avoir beaucoup de dé-
fense, soit dit sans vous vexer, et que les dames
riches, ça a beau être bien gentil, ça ne sait pas
ce que c'est, n'est-ce pas?... Ainsi, tenez, elles
verraient que j'ai du manger qui cuit — c'est
un bout de veau et des pommes de terre —
elles croiraient jamais que nous avons besoin.
Faut bien nourrir les petites, pas ? Et puis,
quand c'est rangé, balayé, nettoyé, ça ne leur
va pas non plus. Elles veulent que ça se voit
qu'on est pauvre. Je vous assure, c'est à vous
dégoûter d'être propre. Je vous dis ça à vous,
parce que, entre personnes qui travaillent, c'est
plus pareil. On comprend les choses...
Elle continuait, très en confiance, comme
elle aurait parlé à une égale. Sur les genoux
de M"» Hélène, qui écoutait, l'enfant s'endor-
mait.
— Alors, disait l'ouvrière, si vous pouviez
à faire. Alors, vous pourriez expliquer à ces
dames que je suis malade etquc je ne peux pas
travailler. Faut vous dire que je voudrais pro-
mener les enfants dimanche. On irait à Vin-
ccimcs. Ça serait gentil... Dame, c'est pas parce
qu'on est pauvre qu'on doit être privé de (oui...
Alors n'est-ce pas...
Elle s'interrompit. Quelqu'un frappait. Une
vieille parut, en noir râpé, l'air pleurard et
circonspect.
— Pardon que j'entre, dit-elle, maison m'a
dit qu'il y avait quelqu'un de la part de dames
charitables. Moi je suis aussi pauvre que per-
sonne ; j'habite ici depuis huit jours...
K\la s'arrêta. Elle regardait M"' Hélène qui
avait tourné la télé vers elle. La vieille très-
saillil, son Ion changea.
— Je demande pardon â Madame. On ne
m'avait pas dit que c'était Madame elle-même
qui était là... Madame ne me remet pas ?Je
suis la tante d'Emma, l'ancienne femme de
chami)rc de Madame. J'ai vu Madame dans
loir... et je suis,bien malheureuse...
Elle flt une génu0exlon et se glissa dehors.
Il y eut, dans la chamhre, un silence.
— Geoi^elte, ^veux-tu bien descendre ! dit
tout à coup l'ouvrière, et elle enleva, des ge-
noux de M"" Hélène, l'enfant qui, réveillée,
pleura.
— Je... je demande pardon à Madame, con-
tinua-t-elle, sans regarder la visiteuse, —et
malgré son affectation de respect it y avait
comme un imperceptible reproche dans sa
vois. Mais on ne savait pas... Dans la maison
on croyait... On était sur... N'est-ce pas, en
général, les dames riches...
Elle ne dit pas comment, dans son opinion,
devaient être les dames'riches, mais M"" Hélène
le savait et, en dépit d'elle-même, fut vexée de
voir qu'elle était si différente. En outre, elle
avait honte, quelles qu'eussent été ses inten-
tions, d'avoir laissé subsister cette longue erreur
qui venait d'être découverte. Elle pensa soudain
qu'elle avait l'air de l'avoir fait pour donner
— Madame est bien bonne. Si Madame veut
\oir ce qu'elles ont comme chemises...
L'ouvrière déployait des loques. Son ton
pleurard rappelait celui de la vieille.
— Pour le veau, c'est te boucher qui nie
l'a donné parce que je lui ai recousu un accroc,
tcrmina-t*elle.
Ce n'était plus la môme femme. Toute con-
france avait disparu. M^"* Hélène en soutînt.
Elle embrassa les enfants qui, comme si elles
eussent été gagnées par la contrainte de leur
mère, se laissèrent faire, figées. Elle dit ; « A sa-
medi • et s'en alla.
— Comme c'est difficile... murmurait-elle en
descendant l'escalier sale-
des visites de charité qu'elle faisait chaque se-
maine à jour fi£e, il y avait, en première ligne,
la mère Didier, qu'elle voyait le jeudi.
La mère Didier était une vieille, impotente
et geignarde^ gourmande et ezigeaaie. Pour
elle les secours apportés par sa visiteuse, si
abondants fussent-ils, n'étaient jamais ce qu'elle
aurait désiré, et chaque samedi elle se plaignait
hautement d'être méprisée par ces dames du
Comité de Bienfaisance, car,là comme ailleurs
cette même légende entourait la charité
d'Hélène.
La mère Didier habitait dans le quartier des
Gobelins, au troisième étage d'une grande
maison hantée par un peuple nombreux d'en-
fants.
Dès que parut dans l'escaher M"* Hélène,
les jambes... Elle m'a tout raconté et aussi
qu'elle n'était pas toujours aimable comme il
faudrait... Et puis je saisbien que si ces dames
du Comité lui envoient tout ça — il désignait
les paquets sur la table — c'est à cause de ce
que vous leur dîtes. Alors, je vous remercie
bien franchement. Grâce à vous, je suis Iran-
quille là-bas.
Hélène, que les remerciements gênaient tou-
jours un peu, se tourna vers la vieille.
— Comment allez-vous aujourd'hui?... Vos
douleurs?-..
— Mes douleurs ! est-ce que j'y songe seule-
ment ! Il me semble queje gambaderais, voyez-
vous, tant ça me remonte de voir mon garçon.
Quand je pense à sa blessure... la poitrine tra-
versée, quoi... Ah ! il ne l'a pas volée, sa Croix
de guerre... Allons, Jean, raconte un peu...
Lorsqu'Hélène revint, une semaine plus tard,
elle Tut reçue comme une ancienne amie. La
vieille, lasse de bavarder, s'étani assoupie, la
;
parla de lui-même avec insistance. Il C'i^tit cha-
pelier, habile ouvrier, et se faisait, diiiis son
métier, de bonnes journées. Si, au moment de
ta guerre, il n'avait presque pas d'économies,
c'est que, dans ce temps-là, il dépcnsnil, sans
prévoyance, tout ce qu'il gagnait. Mais au fond
il Était sérieux et personne ne lui avait jamais
reproché de nfl pas être travailleur ni d'avoir
mauvais caractère. Il insista sur ces din'ércnts
pointsavec force, sans qu'Hélène comprit pour-
quoi.
Le jeudi d'après, il prit Hélène à part.
— Ça ne vous ferait rien de venir mercredi
au lieu de jeudi, ta semaine prochaine?
Il paraissait y tenir beaucoup; Hélénepromit,
bien que cela bouleversât son emploi du temps.
Le mercredi, Jean Didier l'attendait, seul,
dans la première pièce.
— La mère dort, dit-il.Asscyez-vous en atten-
dant.
— Vous ne savez pas pourquoi je vous ai de-
mandé de vcniraujourd'hui? reprit-il. Eh bien,
voir avant de partir? D'abord, pour vous dire
encore merci... Et. puis... aussi pour autre
chose... Vous n'y êtes pas?Ëh bien, quand je
reviendrai, si j'en reviens, ce qu'il faut espérer,
je voudrais qu'on se marie nous deux. Dame,
de vous voir si courageuse, si gentille... Mais
soyez tranquille, je ne vous laisserai plus vous
luer de travail. Je vous l'ai dit : Je suis bon
ouvrier, alors... Bref, dites oui et je serai bien
heureux.
Hélène s'était levée, saisie de stupeur. Elle se
jugeait sotte de n'avoir pas compris plus tôt
l'attitude de Jean Didier, mais c'était si invrai-
semblable...
— C'est impossible, murmura-t-elle.
— Impossible ! Pourquoi?Pourquoi?
— Parce que... je suis mariée, dît Hélène,
s'accrochant à une partie de vérité.
Il recula, atterré.
^ Vous êtes mariée!... Dire que pas une mi
nule je n'ai pensé que vous pouviez être
On s'était installé dans le salon après le
déjeuner. Par les fenêtres, on voyait la cam-
pagae, où il faisait soleil sui- la neiga qui étai
tombée la dernière nuit. Dans la grande pièce
clairCj aux lourdes tapisseries, aux vieux
meubles confortables, M™' Mitre! tricotait, au
coin de la vaste cheminée, où brûlait un feu
de bois ; Thérèse, sa fille, brodaiten bavardant
et Joseph Davot, établi dans un fauteuil, dont
le velours faisait ressortir l'usure de sa capote
délavée, fumait une cigarette que ces dames
l'avaiçnt obligé d'allumer.
Il était maintenant parfaitement à l'aise, elles
l'avaient si bien reçu, elles étaient si aimables
et si simplesl L'avant- veille, quand il était
et il avait presque regretté d'avoir accepté de
venir pendant sa permission, bien que s'il
n'était pas venu là, il n'aurait pas su où aller.
Mais, à présent, il lui semblait qu'il avait tou-
jours connu cette dame à l'air ai bon et si pai-
sible et cette jeune fille — presque une enfant
— si jolie et si gaiement naturelle, qui avait,
tout de suite, dissipé sa gène.
— Vous savez, monsieur Davol, c'est moi
votre marraine 1 Ce n'est pas maman. Maman
s'occupe de mon frère. Oh ! elle s'occupe aussi
un peu de vous, mais c'est moi votre marraine
cil litre I
Kllc avait ri et lui avec elle. Elle était, du
nsle, enchantée de son soldat. Il était vrai-
ment très bien et très sympathique, ce f{rand
g'ii'çon blond, qui avait des yeux si clairs et si
fnincs. Il ne s'exprimait pas mal du tout et
avait remercié avec délicatesse pour les envols
qu'on lui avait faits et pour l'invitation. Au
dincr, pressé de questions, il avait dit comment
il avait t^agné sa Croix de guerre. 11 avait été
très iatércssant.
— yuei agea-t-eiie va» ineiese.
— Elle a dix-sept ans... Elie est jolie... et
gaie (il n'osa dire t comme vous »). Et puis, il
y a notre maison. C'est une petite ferme, n'est-
ce pas, et moi, je m'en occupe... Maman aurait
voulu que je fasse des études, mais j'aimais
mieux travailler chez nous. On s'entendait si
bien, tous les trois... Le dimanche, on sortait
ensemble... Je ne sais pas ce qu'elles sont de-
venues... je ne sais pas ce qui leur est arrivé...
Ça ne me quitte pas, cette idée-là... la nuit, le
jour, tout le temps... Pensez, elles sont restées
là-bas... de l'autre c6)é de l'ennemi... Et je ne
peux pas savoir... Je ne peux pas... L'an der-
nier, à un moment, mon régiment a été dans
une lunette, on n'aurait pas pu... Mais, cnfîn je
me (lisais : « C'est par là ! Elles sont là. ..Pourvu
qu'elles y soient !... Pourvu que... » Enfin, je
ne .sais pas... C'est dur... C'est ça le plus dur...
11 s'arrêta, le visage contracté. M"" Mitrel lui
mit la main sur le bras.
— Mon pauvre enfant, il faut beaucoup de
courage. Nous tremblons tous pour quelqu'un
que nous aimons,,.
El ejle ajouta, doucement ;
— Je veux que vous soyez hcurcu^i ici !
Il Ot oui de la tête. Il allait dire qu'il était
heureux, en effet, au milieu de cette sympathie
familiale qui lui rappelait ce qu'il n'avait plus,
quand, au dehors, il y eut un bruit de roues sur
le gravier. Thérèse regarda par la fenôtrc et
bondit :
— Gaston ! Maman, c'est Gaston t
Les deux femmes s'étaient précipitées hors
du salon. La porte du vestibule s'ouvrit. Il y eut
des exclamations, des rires, des sanglots et une
voix d'homme, qui disait :
d'enDui, parce qu'il y a six mois que je ne vous
ai pas vues, toutes les deux... alors... Mais ces
braves garçons qui n'ont personne...
La porte se rouvrit. Joseph Davot vit entrer,
serré entre M"* Mitrel et Tliérèse, toutes deux
radieuses et les yeux encore mouillés, un jeune
homme de son âge à peu près, bien pris dans
une vareuse bleu horizon et dont une récente
cicatrice coupait la joue.
— Gaston, je te présente notre filleul, dit
Thérèse gaiement. — Joseph Davot, un brave
qui vient de l'Argonne.
Le jeune homme tendit la main.
— L'Argonne, j'y suis resté six mois, l'année
dernière...
lis s'assirent et causèrent. Gaston, sa mère
et sa sœur étaient parfaitement aimables pour
Joseph Davot, mais naturellement, les deux
femmes ne voyaient que Gaston, ne s'occu-
i
lenure ses rcponscs. uasion, seui, compiau :
elles le regardaienl ctl'écoulaient avec extase.
Au dîner, elles mangèrent à peine et il dut i;i-
cunter de nouveau, sur leur insistance, commcii t
il avait (!lé blessé.
— Ça ne fait rien, tcrmina-t-il avec convic-
tion, ce que je suis content de vous revoir, de
me retrouver un peu chez nous, avec vous...
Il leur jeta un regard de tendresse profonde
et elles ne purent s'cinpâclier de venir l'em-
brasser. Joseph Oavot ne disait rien, seul.
Le lendemain matin, M"" Mitrel, qui n'avait
pu dormir tant elle était iicureuse, descendit
dés six licurcs. Il fallait que tout fut digne de
la présence de son fils. Soudain, elle entendit
dans l'escalier n n léger bruit. Joseph Davot, ses
chaussures à la main, descendait avec précau-
tion. Il était tout équipé et portait sa musette
en bandoulière. Sur une table du vestibule, il
posa, en évidence, une lettre.
M"" Mitrel se monira :
— Déjà levé, monsieur Uavot ; où allez-vous
donc ? Tiens, une lettre pour moi 1
ment pour reprendre la lettre, mais M^^fliiirei
l'avait déjà ouverte. Alors, ne sachant comment
cacher son trouble, avec simplicité, ils'assit sur
l'escalier et mit ses chaussures.
— Pourquoi voulez-vous partir? dit M'n'Mi-
Irel, en relevant ta tête.
Il ne répondit pas. II n'avait pas pu trouver
de mensonge plausible.
— Vous ne voudrez pas nous faire celte
peine-là, reprit-elle, en le regardant. Vous avez
quatre jours encore, vons nous les devez,..
Pensez ce que ce serait, pour moi, pour mon
fils, de vous voir partir parce qu'il arrive. Cela
nous gâterait tout notre bonheur... Vous savez
bien que vous ne nous gênez pas... Au con-
traire... Gaston s'ennuierait peut-être avec une
vieille femme et une petite fille... Et... moi
aussi, j'ai besolnde vous... (Elle fit un eflort; le
sacrifice qu'elle faisait était grand.) Oui... Mon
fils et ma fille vont, ce tantôt, voir leur oncle...
Je devais y aller aussi, mais je suis fatiguée. Je
n'irai pas... Et j'espère que vous voudrez bien
me tenir compagnie ?...
Joseph Davot comprit. Il eut un regard de
gratitude.
)
voyani enire vous ucux, comme ça... j îii
pensé... j'ai pensé à chez moi... A nia mère et
à ma sœur, n'est-ce pas... Enfin, ça m'a fait de
la peine... Mais, c'est fini ! Je ne partirai pas...
puisque je ne gûiiepas. Vous m'avez trop bien i
reçu. Je ne yeux pas faire ça. Je resterai mts !
si\ jours. J'en serai liien content... Il faut £lrc
raisonnaI>lc, n'est-ce pas?... II faut être raison-
nable...
LA LECTRICK
Dans le petit salon du château, assise auprès
d'une fenêtre ouverte sur le parc, M"' de Brange
brodait pendant que sa dame de compagnie
lui faisait la lecture. Elle écoutait distraitement,
l'n souci plissait son front sous les bandeaux
corrects de ses cheveux gris.
— Mademoiselle Marie... dit-elle enfin.
La lectrice s'interrompit.
— J'ai quelque chose à vous dire... Oui...
un... service à vous demander... el que je
ne vous demande, soyez-en sûre, que parce
que j'ai, vous le savez, la plus hante estime
pour vos qualités de cœur, de tact, de disccé-
lion...
>
— Voici ce dont il s'agit, reprit la vieille dame,
qui parlait posément, mais en cherchant un
peu ses mots. — Vous savez que mon fils Robert
a été blessé, grièvement blessé, au bras droit. . .
et surtout au visngc... Il est presque défiguré. .
Le mot est gros — reprit-elle, la figure tirée p:ii'
une crispation nerveuse. — Enfin, ila une pro-
fonde cicatrice... Dans quelques mois, il n'y
paraîtra presque plus, j'en suis sûre... Mai.s
Robert ne voit pas cclaainsi... Il a un caractère
impressionnable, une sensibilité extrême...
C'est sans doute de ma faute... puisque j'ai
voulu l'élever moi-môme... Mais, en toutca.s,
cela n'empéchc pas la bravoure, il l'a prouvé...
linfin, maintenant, le pauvre enfant croit, !i
cause de celte blessure, que sa vie est finie...
Il était fiancé, vous le savez, à la fille de M. Tji-
vanne, noire voisin de ta ville. Il l'aime pro-
fondément et il est persuadé qu'il ne peut la
revoir... « Je ne peux pas m'imposeràSuzann(!
tel que je suis, m'a t-il dit. Je sais qu'elle fein-
drait, par devoir, d'être la même pour moi,
tabli, je retoarnerai ]à-bas, et, cette fois-ci... »
La voix de M"» de Brange s'étrangla.
— S'il repart dans cet état d'esprit, je sais que
je ne le reverrai pas, reprit-elle... Alors, made-
moiselle Marie, je vous demande instamment
de... de vous intéresser à mon fils, qui va arriver
ici demain... Comprenez-moi bien, je vous
demande une œuvre de chanté toute simple et
qtii ne peut en rien prêtera la critique. Il faut
hii redonner confiance en lui-même, lui prouver
([u'il n'est pas ce qu'il croit: un objet de pitié...
i\obert est d'une nature droite, soyez sûre quil
ne verra, dans l'intérêt amical que vous voudrez
l)ien lui témoigner, qu'une camaraderie spon-
hinée, et, peut-être, qu'une petite coquetterie
tout à fait sans conséquence, qu'il sera étonné
lie susciter et qui lui montrera qu'il doit se ras-
surer... Je sais que sa fiancée ne variera pas,
elle l'aime trop sincèrement pour cela... Mais
Robert a besoin d'être persuadé qu'il peut
plaire, qu'une jeune femme peut s'intéresser
à lui... Je sais que vous êtes bonne. Mademoi-
selle, et il est. Je TOUS assure, très malheu-
reux... »
dans une pension pauvre, elle n'avait jamais
connu d'autre existence que celle d'Institutrice
ou de dame de compagnie, assistant à la vie,
au luxe et à la richesse sans y prendre part et
passant, sans affection ni regret, de famille en
famille.
— J'essayerai, Madame, balbutla-t-ellc,
n'osant refuser et surprise de compter assez
po;jr qu'on lui demandât cela.
Robert de Brange arriva le lendemain et
M"" Marie le vil au déjeuner. Ils rougirent
tous deux; elle, parce qu'elle savait le rôle
qu'elle allait jouer; lui, parce qu'il éiait tou-
jours gCné par un regard étranger, surtout
par un regard de femme, à cause de sa bles-
sure.
Cette blessure, M"'' Marie ne la trouvait pas
si terrible d'aspect qu'elle l'avait crue, et Robert
avait vraiment des yeux très beaux.
Après le déjeuner, il regagna sa chambre,
mais, le soir, M"' Marie commença sa tâche de
son mieux et, deux jours après, ils causaient en
camarades.
;
«ta uuuuLtauutii&u&ouiigcaii.piua4U eue ciaii
seulement uae lectrice salariée et où il lui sem-
blait qu'elle était une femme. Robert, sans
arrière-pensée, se laissait aller à la douceur
d'une attention féminine et de cette camaraderie
douce et franche.
Quinze jours passèrent ainsi, et alors
M™* de Brange pensa qu'elle pouvait écrire à
M. Tavanne.
La famille Tavaune arriva à la fln de la
semaine : le père, solennel, un garçon bruyant,
et Suzanne.
M"° Marie vit un joli visage délicat, des che-
veux noirs en boucles lourdes, de grands yeux
clairs, une taille souple.
Robert fut d'une froideur polie en cau-
sant avec M"* Tavanne et ne retrouva son
aisance et son amabilité qu'auprès de la lec-
trice.
Le soir, M"' de Brange, se trouvant seule dans
à coup, à travers un rideau d'arbustes, elle
entendît deux voix.
— Mais si... mais si> Suzanne, c'est pour cela,
je vous jure, disait Robert... Je n'ai pas le droit
de vous imposer... .
Et la voix un peu tremblante de M"* Tavanne
répondit :
—Vous êtes fou... Cela ne se voit pas... C'est
trop mal de m'avotr laissé croire que vous ne
m'aimiez plus, que vous ne pensiez qu'à cette
M"« Marie...
Les voix se fondirent en un murmure heu-
reux.
M'" Marie rvgagna le salon.
— M. Robert et M"' Suzanne sont ensemble
dans le jardin, dit-elle, répondant à une ques*
tion de M"' de Brange.
- Malgré ses efforts, sa voix était étouffée.
M"" de Brange la vit si pâle qu'elle comprit et
fut émue.
— Ma pauvre enfant... commença-t-elle.
— Désirez-vous que je vous fasse la lecture
était faite pour voir vivre les autres et qu'elle
était bien sotte deTavoir oublié pendantquinze
jours.
>
L'ENFANT
Seul il s'en alla dans les raes de la vieille
ville, n y était arrivé la veille avec le détache-
ment, après des mois passés dans le Nord, et il
devait, le lendemain, rejoindre, ainsi que les
autres, un nouveau secteur du front.
C'était un homme de trente-cinq à trente-sept
ans, grand et large d'épaules dans la capote
ample. Une cicatrice profonde et fraîche encore
coupait sa face dure et maigre, à la moustache
noire, aux yeux froids sous le casque enfoncé.
Il marchait lentement, mais paraissait savoir
son chemin. I) s'arrêta près du beffroi pour
écouter l'heure qui sonnait. Puis il se répéta
encore une fois ; «A quoi bon? > d'un ton agacé,
f
i
ment bâti, il se perdit un moment, reconnut
cnfln un mur dégradé par-dessus lequel des
arbres passaient leurs branches, longea le mur,
suivit une rue, et, dans un coin désert et paisible
où l'herbe, entre les pavés, poussait, il s'arrêta
en face d'une maison, une petite maison assez
ancienne, en pierre grise drapée de lierre, à un
seul étage, au milieu d'un jardin que fermait
une grille.
Le soldat resta quelques instants immobile.
Eniin, brusquement, il s'avança et sonna à la
grille.
Personne ne répondit tout d'abord ; il eut un
léger haussement d'épaules ; il allait s'éloigner
quand la porte de la maison s'ouvrit. En haut
des marches parut un enfant, un petit garçon
frais et bouclé qui, fourrant ses mains dans ses
poches, regardait le soldat avec une attention
qui lui faisait tirer la langue.
— Bonjour, Monsieur! cria l'enfant.
Le soldat avait eu un léger tressaillement.
— Est-ce qu'il n'yapersonne danslamaiaonV
demanda-t-il.
de s'en aller aussi. Alors je suis tout seul.
— Ouvre-moi, dit le soldat.
— Je veux bien I
Le petit descendit le perron et vint ouvrir la
grille en se haussant sur la pointe des pieds.
— Maman m'a défendu d'ouvrir, observa-t-il ;
mais puisque tu es un soldat... Baisse-toi, que
je vois mieux tes croix.
Ls soldat avait refermé la grille. Au lieu de
se baisser, il éleva l'enfant dans ses bras. Le
petit, avec satisfaction, toucha les décorations
et puis posa doucement son doigt sur la cicatrice
de la joue.
— Ça te fait encore mal?... Tu t'es beaucoup
battu?...
L'homme ne répondit pas. Il l'avait remis par
terre et regardait la maison et le jardin.
— Comment t'appelles-tu? dit-il enfin.
— André Sordier ; j'ai six ans et demi.
— Ta mère sera longtemps avant de rentrer?
— Oh ! oui, je crois...
— Alors... — Le soldat hésita. — Je veux
entrer dans la maison. J'ai quelque chose à
voir, acheva-t-il brusquement.
jamaiSBU aire nuii aux auireu ni a lui-mcme, ii
avait accepté avec joie de tenir une classe de
déclamation pour jeunes filles riches dans un
cours très chic du quartier de l'Etoile. Kn
outre, il était acteur mondain, à demi profes-
sionnel et à demi amateur. Il dirigeait les répé-
titions, réglait les mises en scène, indiquait les
maquillages et les intonations dans les repré-
sentations de salon. 11 disait aussi quelques
pièces bien choisies et d'émotion nuancée qui
convenaient à sa minceur élégante, à son teint
pâle, à ses cheveux noirs, à ses mains qu'il
avait belles et à sa voix un peu faible, dont if
prenait grand soin. Ainsi il gagnait de quoi
vivre et il vivait heureux, puéril et élégant,
dépensant tout au jour le jour en vêtements, en
cravates, en voitures, en fleurs pour les mal-
tresses de maison qui l'invitaient, en bonbons
pour ses élèves qui l'adoraient. A leurs yeux à
toutes, le prestige du théâtre l'environnait tou-
jours ; il leur faisait son cours eu homme du
monde complaisant, avec des galanteries, des
coquetteriss et des familiarités courtoises,
noirs que parce qu'il les teignait, comme sa
taille qui n'était svelte que parce qu'il portait
un corset, car, sans vouloir y consentir, il
vieillissait.
Maintenant M. Piédunois avait cinquante-
cinq ans, et c'était la guerre. 11 n'y avait plus de
cours, plus de représentations en ville, plus
d'appointements, plus de cachets et plus de
cadeaux. Ayant vendu tout ce qui était chez
lui vendable, M. Piédunois n'avait, pour exister,
qu'une somme de cinquante francs par mois,
rente viagère insaisissable et inaliénable que
lui avait laissée un parent. Il s'en contentait,
incapable de quelque travail que ce soit. Chez
un marchand de vins lointain où il pouvait
déjeuner pour seize ou dix-huit sous, et où il
entrait en se cachant, il allait chaque matin.
Le soir, il dtnait chez lui d'une tranche de
pain et d'une tasse de cacao léger : puis, aussi-
tôt, il se mettait au lit pour économiser la lu-
mière et parce qu'il faisait froid. Mais ses clos
étaient proprts et il pouvait, presque chaque
raide, mais sans hâte, devant la concierge avec
laquelle il était mal pour des questions pécu-
niaires, et gagna la rue.
Il faisait beau et M. Piédunois s'en allait non-
chalamment le longtdu trottoir, lorsqu'il enten-
dit prononcer son nom. 11 tourna la (été cl
vit deux messieurs qu'il connaissait, deux
messieurs importants qu'il avait jadis rencon-
trés dans le monde et ensuite retrouvés au
café qu'il fréquentait.
— Enchantés de vous rencontrer, monsieur
Piédunois, dit l'un d'eux. Précisément nous
sentiments de solidarité sont connus et nous
savons que vous ne nous auriez pas pardonné
de ne pas nous adresser à vous. Quand on a
réussi, on est si satisfait de secourir les moins
licureux et les moins doués... Voici les statuts
de l'œuvre. Nous venions vous demander
l'appui de votrenom et de votre approbation...
Comme tous pouvez le voir, la cotisation est
uniformément fixée à dis francs. Nous nous
sommes arrêtés à cette somme minime pour
réunir un grand nombre d'adhérents.
M. Piédunois frémit encore, non pas à l'idée
de donner les dix francs, mais à l'idée que si
on les lui avait demandés le lendemain, iln'au-
raif pas pu les donner, et aurait été déshonore.
D'un œil un peu égaré il parcourait la feuille
qu'il tenait. Il y voyait, avec son nom déjà
marqué, des noms connus. Il était flatté et
atterré. II n'eut pas l'ombre d'une hésitation.
— Merci de tout mon cœur t C'est une œuvro
mercia. Après quelques phases cordiales et
courtoises, on se sépara.
M. Piédunois, tenant encore les statuts et le
reçu qu'on lui avait remis, marchait machina-
lement. Il n'avait pas déjeuné. Il lui restait en
tout et pour tout une somme de soixante cen-
times. Chez lui, il n'y avait plus rien à vendre,
et six jours le séparaient encore de la date où
on lui enverrait sa mensualité. Sa position
l'ahurissait.
Soudain, un souvenir le fit tressaillir, il tâtu
ses poches et fut rasséréné. Pendant ces six
jours, il n'irait pas au café ; le soir, il mangerait
du pain sec, mais, au moins, chaque jour, il
déjeunerait suffisamment. Une de ses élèves —
il ne pouvait s'empêcher de sourire en pensant
combien elle était jolie — faisait partie d'une
œuvre qui donnait, pour cinquante centimes Ir
cachet, des repas aux personnes nécessiteuses
qui se faisaient inscrire. N'imaginant pas une
seconde quelle pouvait être la réalité de la si-
tuation de M. Piédunois, elle lui avait demandé.
repas. Il en avait donné plusieurs, mais il lui en
restait quelques-ans qu'il avait dans sa poche.
Pourtant, il hésita une seconde. Lui, Piédunois,
en être réduit à cette demi-mendicité... Mais il
haussa les épaules : c'était dans un quartier
perdu, derrière le Panthéon... Aucun de ceux
qui allaient manger là ne le connaîtrait...
D se mit en route, inquiet pour ses bottines
de la longueur de la course. H arriva au bout
de trois quarts d'heure, fatigué et ayant très
faim. D entra sans pouvoir vaincre un senti-
ment de gêne. Il vit une salle pleine, donna son
cachet et chercha des yeux une place libre.
Tout à coup, il devint très rouge, puis très
pâle. Une jeune fille était devant lui^ son
élève, celle-là même qui lui avait demandé
de souscrire, et dont le seul souvenir le ravis-
sait.
Un 0ot de honte puérile, mais cruelle, suf-
foqua M. Piédunois. La jeune fille l'avait vu.
Elle eut un mouvement de surprise.
se portent vos parents ?
— Bien... bien... merci... balhutia-t-elle,
ahurie, et embarrassée pour lui, de le rencoii-
Irer là.
Et elle ajouta :
— Vous voyez, je suis de semaine. Toutes les
fondatrices servent à tour de rôle.
Il le savait. Comment l'avait-il oublié ? Il lut
dans SCS yeux un apitoiement qui lui fît horreur.
Elle murmura :
— Vous cherchez une place ?
Il rit, unpeu étourdi pourtant par l'odeurdc
mets appétissants et simples.
— Une place '? Non, Mademoiselle ! J'ai lais >:
un cachet pour un ancien ami... Une relalioi:
de théâtre, vous savez.,. Il est fort à plaindre...
Moi, je suis venu voir l'organisation... Ce.'.:
remarquable. Tout cela parait excellent... '}'.
baissa la voix, devint'confidentiel avec un galai::
respect.) El je suis surtout venu pour donner à
mes yeux cette précieuse fête de voir ma char-
mante élève dans ie plus beau des rôles de la
vcrbîale.
— Mais je ne veux pas. Mademoiselle, vous
ravir plus longteaips à voire noble tâche...
Incliné, il lui baisa tes doigis avec grâce et
s'en alla plein d'élégance.
LE CONFIDENT
Âu-dessns de la porte il y avait écrit, en.
lettres à demi efTacées par le temps et la crasse :
^lénessier, empailleur en tous genres. Dans la
boutique, c'était un fouillis inextricable. Il y
avait, moisis, poussiéreux et délabrés, tons tes
produits de la taxidermie. A la devanture, dans
des bocaux confisaient de longs vers blafards.
Le naturaliste, un vieux en blouse grise très
sale, à la face jaune sous un toupet blanc
hérissé, des lunettes sur le uez, triait des os de
seiche tout en parlant à un chat noir qui, assis
eu face de lui, le regardait en clignant des yeux
comme s'il comprenait.
Dans la rue, il y eut une ruée soudaine, une
galopade tumultueuse. Avec des cris sauvages,
9
i
— leiedeioup i letede loupiueierreion ar-
gent ! Va le faire enfermer, l'es piqué ! Donne
ton cliat qu'on le pende, eh 1 Tête de loup I
Le vieux, en courroux, saisit un gourdin
posé à cdlé de lui,courut à la porte. Le chat,
posé d'uQ saut sur un comptoir, cracha, hérissé
furieusement. Déjà les gamins étaient loin.
L'homme revint, soufflant de colère.
— Hein, t'as vu ? dit-il à son chat qui, sur le
comptoir,se léchait maintenant d'un air offensé.
T'as vu ! C'est de pire en pire... J'y résisterai
pas... Qu'est-ce qu'on leur a fait ? Pourquoi
que leurs parents les excitent ?
Il étendit la main et gratta entre les oreilles
le chat, qui ronronna.
— Toi, t'es gentil. Si je t'avais pas, ave^ qui
que je causerais ?... Les gens se fichent de
vous... ou bien ils essayent de savoir vos
aifaires... Avec moi, ça ne prend pas...
Il cul un rire méfiant, alla chercher une
bouteille dans un placard et but.
— votre nom cesi ^enessier. conuoua^i^u.
Je l'ai va sor la porte. Alors, moi, je m'appelle
Théophile Mail...
— Hé ! Télé de loup I Tète de loup ! t'es
piqué, va te faire enfermer I
A travers Dne vitre cassée, le gamin roux
avait passé sa tête et grimaçait hideuse-
ment.
— Qu'est-ce qui te prend, à toi ? dit le soldat,
surpris de cette ialmsion.
Le gamin, étonné, arrêta sa grimace pour
répondre ;
— C'est vrai qu'il est piqué ! Y cause à son
chat comme à ane personne. Et puis, c'est un
vieil estampeur, le père Tête de. loup, tout le
monde le dit bien. Il a plein d'ai^ent dans sa
cave... On ne savait pas que vous étiez là,
m'sieu le soldat, ajouta-t-il, tout en observant
avec prudence, du coin de l'œil, le vieux qui
avait fait un mouvement pour se précipiter sur
lui, mais s'était arrêté.
>
— Hein I dit le vieu^i au soldat, tous avez vu
ces canailles I...
— C'est des gosses... Pourquoi qu'ils vous
eu veulent ?
— Est-ce que je sais ? Je crois que c'est la
boutique qui veut ça. C'était pareil avec mon
prédécesseur. Moi y m'appellent Tête de loup à
cause de mes cheveux, ces bandits...
— Faut pas vous laisser faire... Alors, comme
je vous expliquais, mon nom c'est Théophilt^
Mail.... Ça ne vous dit rien? Mais si, voyons,
rappelez-vous... On est cousins.
— Hein !
Le vieux semblait ahuri.
— Oui. Pas de très près. Mais comme, de
toute la famille, on n'est plus que nous deux,
ça compte tout de même. On ne s'est pas vu
depuis que j'étais petit. Je savais que vous étiez
établi à Paris, dans cette rue-ci. Alors, me
trouvant en permission, je suis venu à tout
hasard... Comme je vous disais, j'ai lu le nom,
Ménessicr, sur ta porte. Ça me fait bien plaisir
de vous voir.
jamais ] aiiais a rans, lauaraii que je passe
vous serrer la main... Maintenant, je m'en vais,
ajouta-t-il après une pause.
— Pas du tout ! — Le vieux s'était décidé. —
Au contraire. Vous restez avec moi. Ça me
fera plaisir. J'ai des chambres libres au-dessus
de la boutique. On mangera ensemble.
— Ça vous fera du dérangement.
— Pas du tout... Et puis, entre parents...
Manquerait plus que ça que je vous laisse par-
tir... C'est alors que... Vous restez, hein?
— Ça va, dit le soldat avec simplicité. Entre
parents, faut pas de façons?...
Le vieux l'installa avec beaucoup de soin
dans la plus belle chambre, puis alla aux pro-
visions. Il stupéfia le boucher eu achetant un
gigot. Il cuisina un diner excellent. Après, dans
l'arrière-boutique nettoyée, le soldat lui fit des
récits eu fumant sa pipe. Tous deux s'enten-
daient à merveille. Cependant lorsque le vieux
se fut étendu sur son grabat, il resta perplexe,
et dit à son chat dont les yeux tachaient devant
lui l'ombre de deux petits disques verts.
Le lendemain, toute la journée, le vieux at-
tendit l'attaque quotidienne des gamins, mais
elle ne se produisit pas, et le soir, lorsqu'il sor-
tit pour ses achats, le galopin roux l'aborda
avec contrition :
— On ne savait pas que vous aviez quelqu'un
qui était poilu... Si on avait su, ou vous aurait
pas embêté... Et ce qu'il est chic avec sa mé-
daille et sa croix ! Ce qu'il a dû en faire...
Pendant cinq jours, le soldat demeura avec
le vieux, qui le soigna de son mieux. Ils se trou-
vaient tous deux parfaitement satisFaits l'un de
l'autre, et, quand la permission fut finie, ce fut
avec émotion qu'ils se séparèrent.
Le vieux, seul dans sa boutique^ s'approcha
de l'établi, où son chat méditait.
— Ça y est, murmura~t-il, le v'Ià parti... Ça
me fait quelque chose... C'est vraiment un
brave garçon... Mais tu sais, ajouta-t-il en re-
loui mon pareni. je lui ai laisse cruire puiir
qu'il reste.. . Je pouvais pas le renvoyer, ce gar-
çon,
— Et puis, vois-tu, maintenant nous vivrons
tranquilles dans le quartier, achcva-t-il en
voyant le gamin roux qui, passant devant la
boutique, le saluait avec déférence.
Pour les autres dames de la ville, — une
calme petite ville où il n'y avait guère de dis-
tractions, — M™* Ancelle constituait une énigtne
irritante et insoluble.
Tout le inonde pouvait voir que c'était une
jeune femme de vingt-huit à trente ans, réser-
vée et effacée, à la figure insignifiante et pâle,
aux yeux gris, aux cheveux blonds cendrés.
Depuis trois ans, dans nn pavillon isolé au bout
d'une petite rue endormie, elle vivait seule avec
son petit garçon, Paul, qui avait maintenant
sept ans, et une servante morose, réfractaire
aux questions.
Hors cela, sur M'"* Ancelle, on ne savait rien
du toat. Elle ne s'était liée avec personne et
)
ne permettait point d'insister. II était très pro-
bable d'ailleurs qu'elle ne soupçonnait pas la
curiosité qui l'cniourait. Elle semblait vivre
dans une sorte d'indiflférence distraite dont elle
ne sortait que pour s'occuper de son petit gar-
çon.
C'est par lui qu'elle resta en contact avec la
vie extérieure. En jahvier, elle le mit au collège
de la ville comme externe. Elle avait longtemps
hésité : il était vraiment très petit et elle son-
geait que les journées seraient bien longues
quand il ne serait plus là. Mais ce fut ce der-
nier sentiment qui détermina M*"' Ancelle, car
elle avait pris l'habitude de considérer avec dé-
fiance tous ses désirs personnels et de trouver
coupable ce qui lui était agréable. Elle ne vou-
lait avoir aucune faiblesse, qu'on pût lui repro-
cher plus tard, si jamais quelqu'un avait le
droit de lui faire des reproches. Paul était, au-
près d'elle, trop seul et trop gâté; il lui fallait
la société d'autres enfants, l'obligation des jeux
et des études.
Paul, qui était d'une nature sociable et qui
uc uciuuguut, uw uuuiHJiui» Cl uc sûmes U UlgC,
comblé d'images à découper, de pastels et de
gomme à claquer, répondait de son mieux, —
et en inventant quand il le jugeait utile, car il
était vaniteux et d'imagination vive, — aux
questions qu'on lui posait. Il attribuait tant
d'empressement à ses mérites personnels, sans
soupçonner que ces enfants avaient trop en-
tendu parler du mystère Àncelle par leurs pa-
rentsj pour ne pas s'y intéresser aussi.
Bientôt, Paul fut invité pour un dimanche
avec trois autres camarades, et il pria tant sa
mère qu'elle n'eut pas le courage de refuser.
C'était chez M"* Floriot, dont les denx fils,
Maurice et Frands, qui avaient huit et dix ans,
étaient au collège. S'il faisait beau, on jouerait
l'après-midi dans le jardin, et puis on goûterait.
M"* Floriot serait très heureuse si M~* Ancellè
voulait bien venir en personne chercher son
charmant petit garçon.
enfante étaient retournés dans le jardin après
le goûter, et qu'ils s'amusaient tellement que ce
serait criminel de ne pas les laisser profiter dus
dernière minutes de jour d'autant plus que la
température était presque tiède.
M""FIoriot était une dame importante et im-
posante, dont les opinions, pour tout son en-
tourage, étaient définitives. Elle avait voulu
être seule pour recevoir M"* Anceile, afin que
nulle portion de ce succès ne rejaillit sur au-
trui. En voyant chez elle, assise dans un de
ses fauteails, cette personne qui, depuis trois
ans, déjouait toutes les curiosités, elle ressen-
tait une joie profonde. Du reste, la physiono-
mie de M"' Ancelle lui était vraiment sympa-
thique; celle-ci semblait triste et M"" Floriol
adorait consoler.
En attendant d'en venir là, M" Floriot, tout
^me Fioriot parla de la ville elle-même, de ses
agréments et de ses désagréments, puis elle
parla de ses relations, et elle mentionna les
deuils de la guerre.
Après une pause, elle dit :
— Enfin, vous. Madame, qui vivez seule
depuis plusieurs années, vous êtes bien heu-
reuse; vous ignorez, n'est-ce pas, ces angoisses,
ces souffrances ?
C'était nne question, mais M°" Ancelle n'eut
pas le temps de dire si, en effet, elle était bien
heureuse. A ce moment, on entendit, venant
du jardin, la voix des enfants. Ils avaient cessé
de jouer et, groupés non loin de la fenêtre du
salon, ils causaient.
— Papa est capitaine, vous savez, criait une
petite Toix aiguë, toute vibrante d'orgueil, et il
en a fait 1 il en a fait ! Il a toutes les croix,
papa!...
— Ben .moi, c'est mon frère Jean, répartit
une autre voix. Il est aviateur I Aviateur, c'est
mieux que tout ! Il en a déjà descendu trois 1
n'est jamais venu en permission?
Il y eut un silence bref. Paul devait hésiter,
mais les autres attendaient, tes autres qui
avaient tous des pères ou des frères, importants,
glorieux. . .
Et Paul, très vite, parla :
— II se bat, papa ! Il a été blessé. C'est pour-
quoi il ne vient pas et n'écrit. pas I La dernière
fois il a été très blessé... C'est pourquoi maman
e:;t si triste... 11 est en danger... et même...
Paul s'arrêta, cherchant un efTet qui le fît
valoir, lui, qui le rendit plus intéressant que
les autres:
— Et même, acheva-t-il^ on croit qu'il est
raorti
qu'elle pouvait à peine parler.
— Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai 1 Paul
ment ! II invente ! C'est horrible ! Mon mari
n'est pas mort ! Il m'a c|uittée il y a quatre ans!
Quittée parce qu'il ne m'aimait plus... et moi '..-,
moi !... Mais il n'est pas mort ! J'en suis
sûre ! Un parent me donne des nouvelles !
Depuis quatre ans il nous a quittés et, ni
Paul ni moi, nous ne l'avons revu 1... Et
Paul ne sait pas 1 et il invente cette chose
horrible !
Elle s'arrêta, elle sufioquait, et, plus bas :
— C'est de ma faute s'il m'a quittée. J'étais
trop différente de lui... Il est si brillant, si char-
mant 1... Malgré tout je l'attends... j'espère
qu'un jour... plus tard... Et je voudrais qu'il
soit blessé pour aller le soigner, s'il le permet-
tait ! Et je soufire, je souflfre plus que vous
toutes! J'ai toutes vos angoisses, puisqu'il est
Sa voix se brisa. Elle ne trouva pas la force
du dire qu'elle n'était pas sûre qu'il reviendrait
jamais auprès d'elle, s'il revenait du champ de
bataille. Elle avait honte de n'avoir pas pu
s'cmpécher de crier sa souffrance si jalouse-
ment cachée. Elle répéta encore : « Il n'est pas
mort!» Elle se précipita dans le jardin, saisit
Paul et l'emmena.
M"" Floriot resta stupéfaite et désolée. On ne
pouvait s'attendre à cet incident pénible. Elle
avait seulement dit à Francis, sur le tact de qui
clic comptait, de poser à Paul, discrètement,
une ou deux questions sur son père.
)
LES COMBATTANTS
Le soldat s'était renseigné au boui^ et on lui
avait indiqué la petite ferme isolée, à cinq
cents mètres, là-bas, à la bifurcation des routes
et au bord des cultures.
Entre les champs, où montait un brouillard
léger, il reprit sa route de son pas allongé, les
mains dans ses poches sons la capote retroussée,
et son petit paquet noir serré sous son bras.
Cependant, à mesure qu'il approchait, il ra-
lentissait sa marche et sa face expressive et
maigre, au teint hâlé, à la mince moustache
brune, était assombrie par un embarras gran-
dissant.
Arrivé à la ferme, il s'arrêta, eut une dernière
hésitation et jura entre ses dents.
}
ciiemise et reprit, en i>as de lâcneiie, ses
sabots qu'il y avait laissés. Une casquette de
drap s'enfonçait sur sa tête grise et des poils
blancs et roides sortaient des mille rides de sa
face ligneuse, mais ses petits yeux vifs luisaient
de chaque côté de son nez fort et sa bouche
serrée était défiante et énergique.
— rierre nianei, nesi-ce pas... voire peui-
fîls...
— Alors? dit encore le vieux. Sa voix élait
plus rauque et il y avait des mouvements con-
vulsirs dans son cou jaune et décharné.
— Alors... Je vois que vous ne savez pas...
Alors... il lui est arrivé quelque chose...
— Il est pas... ? Il est pas... ?
Le vieux, hagard, haletait. Le soldat voulut
protester, atténuer la nouvelle, mais dans les
yeux de l'antre il lut que c'était inutile et il baissa
la tête.
Il y eut un silence que coupa un gémis-
sement sourd. Le visage du vieux, soudain
décomposé, grimaçait. Il recula de deux
pas, tourna sur lui-même comme s'il allait
tomber et tout à coup se précipita dans la
maison.
Le soldat le suivit et le retrouva dans une
grande cuisine. Assis près d'une longue table.
•
L.e sotdatj ennn, osa mettre la main sur
l'épaule du père Martel.
— Faut vous faire une raison, balbutia-t-il
d'une voix tremblante d'émotion. Faut être
brave...
— J'avais que lui, râla le vieux.
Brusquement, il se mit debout et de ses
doigts pareils à du bois durci, il saisit le soldat
parle bras, si fort qu'il lui fit mal.
— J'avais que lui, tu entends! Tous les autres
ils sont morts dans le temps... Mais lui je l'avais
et c'était assez 1 Et je l'ai plus ! Et quand moi je
serai ilni, nous serons finis I
Fébrilement, il fit trois pas et revint.
— Tu crois peut-être pas, hein, que c'est
pour moi que depuis vingt ans j'ai travaillé et
économisé ? C'était pour lui ! el j'ai rien regretU'
quand il a été grand et que j'ai vu ce qu'il
était 1... Et les terres que j'ai ajoutées aux terres,
pour qui donc que ça aurait été d'autre, que
pour lui I et la maison que j'ai fait rebâtir il y
a trois ans, c'était pour lut I et quand je me
c'était pour lui ! Et maintenant v'Ià que c'est
floi ! Me v'Ià tout seul ! A quoi que ça sert tout
ce que j'ai fait? quoi que je sers moi-même?
Veux-tu me le dire? J'ai qu'à crever ! Y a plus
rien!
Il se laissa retomber sur son siège.
— Faut pas dire ça, murmura le soldat. Il y
a des choses à faire...
Le vieux, après un long silence, releva la
têle.
— Raconte comment c'est arrivé?
— C'est arrivé comme ça arrive là-bas. C'est
un obus. On était six en groupe. Martel et un
autre ont été tués raides. Les trois autres ont
été blessés. Moi, j'ai rien eu... C'était juste
avant d'aller au repos...
n fit une pause et poursuivit :
— On était copains, Martel et moi. On causait
lous deux. Il me parlait de vous, et il me par-
lait de la culture, de la terre... il aimait ça, la
terre, faut voir... Et il m'avait fait promettre
de vous prévenir si quelque chose lui arri-
7
— C'est pas la peine. Je lui avais promis, |
n'est-ce pas, et ces choses-rlà on n'y manquu
pas.
Le vieux faisait des elTorts pour se dominir.
— Et chez toi, dit-il. T'auras plus le temiJ'*
d'y aller, maintenant que lu es venu ici, si
loin...
— J'ai pas de chez-moi. — Le soldat eut im
mouvement d'épaules insouciant. — J'ai per-
sonne... Je suis des enfants assistés, -h-
m'appelle Dufour, comme la rue où on m':i
trouvé. Mon chez-moi, c'est le premier garno
>
— Va eai via» i lii puis laui vciiiei' uux. siiiuiib
d'écoulement, et puis faut récolter les léguracs...
et puis faut... Mais comment que tu sais çi
pour les semailles? demanda-t-il, surpris à la
réflexion.
— Dame, c'est lui qui me l'a dit, expliqua
Dufour. Il pensait qu'à ça, à la culture et à
la terre. Il s'inquiétait de savoir commeiil
ça allait ici, et si vous pourriez vous en
tirer...
— IU'aimait... iM'aîmait autant que je l'aitiK',
la terre, gémit le père Martel. Et la terre, faul
pas qu'elle pâtisse, vois-tu... Y aurait phts
rien... Tout serait fini... Case peut pas... ça se
peut pas... La terre, vois-tu, la terre...
11 répéta encore le même mot à voix liasse,
comme pour bien se pénétrer de ce que cela
signifiait pour lui, comme pour y puiser la
force de lutter contre son désespoir.
Au mur la pendule sonna.
— Faut que je m'en aille I — Le soldat s'était
levé. — Je reviendrai vous voir... après, quand
ça sera fini, si je suis encore là... Maintenant,
faut que je m'en aille. C'est l'heure de mon
retourner me battre...
— Moi aussi ! Le vieux s'était mis sur ses
pieds. — Pas comme toi, mon garçon !... je ne
pourrai pas ! — Moi, je vais faire pousser de
quoi manger !
Et comme le soldat retournait vers la guerre,
le vieux retourna vers ses champs.
)
Les années, les déboires et la misère n'avaient
pas réussi à émousser, bien au contraire, ce
que M. Célestin Paponel appelait lui-même,
avec un peu de mépris railleur, sa sensibilité
maladive. A cinquante-cinq ans, il retrouvait,
malgré les épreuves accumulées depuis lors, la
vivacité d'impression qu'il avait, trente ans
avant, lorsqu'il était venu à Paris, rêvant la
gloire. Des illusions de ce temps-là rien ne
subsistait plus, mais il avait gardé, d'une façon
aiguë, la faculté de souflrir. Il souffrait d'avoir
perdu sa vie par faiblesse, intempérance et
paresse. Il souffrait d'être un vieux bolième sans
1 espoir. Il souffrait d'être harcelé par des créan-
jciers de jadis auxquels, par crainte du scan-
at;iret]iuie ue ^ciwjuuc. xi sumuan autium i
quotidiennement et cruellement, de la sitaalii':.
qui lui était faite à l'institution Bance. |
L'institution Bance, que son directeur, l'iii)-
posant M. Nestor Bance, appelait, une mais'.:
d'éducation de premier ordre, répondait à c |
éloge, en ce sens que le prix de la pension c'i;i.
fort élevé et que les élèves, jeunes gens ricliL- 1
que l'on préparait, selon les prospectus, a
baccalauréat, étaient admirablement traités > .
jouissaient d'une grande indépendance. Ceu j
d'entre eux qui vonlaient travailler pouvaie:.
le faire avec d'excellents prolessears» c^
M. Bance avait une sorte de conscience, mu'.
ceux qui préféraient ne rien faire en étai<.)
parfaitement libres, car M. Bance, soucieux li
ses intérêts, se plaisait à considérer ses élèvt
comme des relations mondaines qu'il c.
été de la dernière inconvenance de contraria
Il était animé, pourtant, d'un vif besoin >:
despotisme, mais il avait Paponel pour le sali
faire.
M. Paponel, avant d'entrer à l'instituti'.
y
laire, Qu'il fût là ou qu'il n'y fût pas, c'était
pareil.
Lui, assis à sa chaire, la tête dans ses mains,
feignait de lire, essayant de ne pas les entendre,
de ne pas les regarder, afin de conserver,
croyait-il, une apparence de dignité. II se sou-
venait des heures et des heures analogues,
subies, depuis des années, à cette même place.
Il se souvenait des vaines tentatives faites jadis
pour imposer nn semblant d'autorité et qui
avaient déchaîné un tel enfer qu'il avait failli,
du coup, être chassé par M, Bance. Il se souve-
nait de tous les adolescents qui avaient passé
dans celte étude et devant lesquels il s'était
toujours senti désarmé, inférieur et humilié...
M. Paponel ne pouvait pas ne pas entendre.
Il eut un moment d'oubli, un sursaut de co-
lère.
— Monsieur Erlange, taisez- tous I cria-t il,
en tapant sur sa chaire avec une règle.
Ce fut une stupeur dans l'étude, mais Robert
Erlange ne tourna pas la tête.
— Ce n'est rien, dit-il simplement. C'est
Patapon.
Et il répéta sa question à son camarade.
M. Paponel devint rouge, puis pâle. Il fit un
mouvement pour se lever, mais ^il se vît sur le
pavé, sans pain, et remis sa tête dans ses mains,
vaincu.
A force d'être en lutte avec de très jeunes
gens, presque des enfants encore malgré leurs
prétentions, il était peu à peu devenu puéril
lui-même, et ce nom de Patapon constituait '
pour lui la suprême insulte. C'était Edouard
Erlange, le frère aîné de Robert, qui le lui
avait infligé trois ans avant.
Dans ce temps-là, Edouard Erlange était
)
daigneux et sarcastique lui avait fait subir. Son
frère l'imitait de son mieux, mais n'était que
son pâte reflet. C'était Edouard Erlange qui
avait découvert qu'une insolence muette et
assidue blessait plus que les révoltes tumul-
tueuses M. Paponel ; c'était lui qui, le premier,
avait feint d'ignorer que M. Paponel existât ;
c'était lui qui avait définitivement abaissa
M. Paponel dans l'esprit de l'institution Bance. .
Et puis il avait trouvé ce surnom, ce dérive
péjoratif, ce Patapon infâme qui avait si bien
enthousiasmé tout le monde que, pendant des
semaines, il avait retenti d'un bout à l'autre
de la maison, au point de faire sourire le
majestueux M. Bance lui-même.
De toutes ces petites choses M. Paponel
avait trop souflertet soufrait encore trop cruel-
lement tous les jours pour les trouver petites.
Peu à peu, cependant, il se calma et l'élude
passa.
Après le déjeuner, M. Paponel alla prendre
la surveillance illusoire de la cour.
Les élèves s'y trouvaient déjà et tous, réunis,
celui-ci il y avait son frère Robert qui, rouge,
bouleversé de joie, faisait tous ses efforts pour
ne pas pleurer, et M. Bance, paternel et satis-
fait.
M. Paponel entendit quelques mois ;
a Blessé... convalescent... Tu es officier, main-
tenant... Raconte... >
Le vieux répétiteur, sans s'approcber, les
regardait. H éprouvait une impression bizarre.
Tous ceux qui étaient là lui paraissaient dif-
férents, non pas sealement, dans son uniforme
fatigué, Edouard Elrlange en qui il ue retrouvait
rien de l'adolescent affecté et nonchalant de
jadis, mais aussi son frère Robert, et les autres
élèves, et M. Bance lui-même, dont une émo-
lioD sincère animait la large face.
Tout à coup, M. Paponel se sentit plus seul
et plus misérable que jamais, et une amer-
tume sans issue gonfla son vieux cœur. 11
aurait voulu s'approcher lui aussi, mais n'osa
pas, craignant, de l'un ou de l'autre, une in-
solence qtii lui serait plus cruelle en ce moment.
Justement le groupe s'ouvrait ; M. Bancc
quittait la cour. M. Paponel revenait alors sur
ses pas. Edouard Erlange le vit. Leurs yeux se
rencontrèrent. Le jeune homme eut un léger
mouvement et vint au vieux répétiteur, qui
vit alors qu'il boitait un peu.
— Comment allez-vous, monsieur .Paponel?
demanda Edouard Erlange, en tendant la
main,
M. Paponel fit un soubresaut, son visage
grimaça, il eut un gloussement rauque et serra
la main d'Erlange.
Erlange le regardait sans parler. Pour la pre-
mière fois peut-être il compris sa misère, sa
vieillesse, sa faiblesse et son abandon. Peut-
être eut-il un remords confus ; peut-être, en
souffrant luî-mOme, avait-il appris à ne pas
faire souffrir ceux qui ne vous ont rien fait ;
peut-être seulement était-il si heureux d'être
jeune, d'être brave et d'être guéri, qu'il voulait
être aimable pour tout le monde.
— Alors, vous êtes toujours là ? dit-il enfin.
Ça me fait plaisir de vous voir, monsieur Papo-
Il n'ajouta rien. Les autres écoutaient : il
s'éloigna avec eux et partit bientôt. La cloche
de l'étude sonna.
M. Paponel reprit sa place à la chaire. Il
ouvrit un livre et. la tête dans ses mains, s'ap-
prêta à supporter l'babitueUe épreuve.
« Vos élèvesvous aiment bien tout de même. . .
J'ai pensé à vous là-bas... », se répétait-il.
Mais^ dans le silence de l'étude, le jeune
Robert Erlange, qui était revenu en hâte après
avoir accompagné son frère, se leva. -
— Monsieur Paponel, est-ceque vous voulez
bien me permettre d'aller dans ma chambre
prendre un livre que j'ai oublié ? demanda-
t-il poliment.
M. Paponel dit oui, et connut que le fardenu
s'était un peu allégé, qui pcsaitsursa misérable
destinée.
>
AUTRES RÉCITS
Yvonne, ayant coosu le dernier point, posa
la poupée debout sur une chaise devant elle,
et l'admira.
— Elle est épatante ( La petite sera en-
chantée I
Sa tante, qi|^ travaillait à côté d'elle dans le
petit salon, ne put retenir un léger tressaille-
ment ; certains mots la choquaient incurable -
ment. Elle vivait auprès d'Yvonne depuis que
la mère de celle-ci était morte, trois ans aupa-
ravant, et elle était aussi sèche, aussi jaune et
aussi figée que la jeune Tille était jolie, fraîche,
élégante, remuante.
— Pour qui est cette poupée? demanda la
vieille demoiselle.
;
Involontairement, Yvonne avait mis un
peu d'emphase dans le dernier mot. Elle con-
tinua :
— Ce sont des réfugiés du Nord. On leur a
donné du linge et des chaussures. La mère
semble très bien... Comme elle sait broder, je
vais lui faire faire la couverture de berceau
pour le bébé de ma cousine Jacqueline... Moi,
je n'ai pas le temps, et puis ça m'assomme.
Alors, je vais l'en charger et je lui ai promis
un cadeau pour sa petite fille...
— C'est une de tes poupées?
~ Oui. J'en ai huit ou dix au fond d'une
armoire. J'ai choisi la plus belle. Ça lui fera
plaisir à cette petite, elle n'a jamais rien... Et,
tu vois, je l'ai mise à la mode! Regarde-moi
ça I
— C'est toi qui l'as habillée?
— La femme de chambre a fait les coulures,
mais j'ai arrangé l'ensemble, et le chapeau e^
de moi, Ça m'a amusée. Je vais la perler de-
— uui. lu vienaras avec moi... uu reste, ii
faut se rendre compte des choses, et mainte-
nant, à l'œuvre, nous avons décidé de faire les
enquêtes nous-mêmes, sur place.
— Où est-ce?
— Au fond des Gobelins. J'ai l'adresse sur
mon carnet. Un quartier perdu... Non, tante,
ne gémis pas ! tu sais bien que papa, pour les
questions d'œuvres, me laisse faire ce que je
veux. Et puis, nous irons avec l'auto. On ne
nous mangera pas I
La nuit tombait dans un brouillard aigre
quand, le lendemain, elles descendirent d'auto.
La rue était sale, la maison sordide. La tante
eut un léger recul, mais elle suivit Yvonne qui,
chargée d'un gros paquet, s'engageait résolu-
ment dans une allée noire, au fond de laquelle
clignotait tm papillon de gaz.
Les poings aux hanches, debout au seuil d'un
»
loir à gauche. On y allait les yeux fermés ;
fallait seulement prendre garde aux carreaux
de par terre qui étaient en morceaux... Mais si
ces danjes voulaient qu'on fasse la commis-
sion?...
Déjà Yvonne gravissait l'escalier obscur,
couvert de boue gluante et d'épluchures où on
glissait. A travers les portes on entendait des
criailleries. Trois gamins, qui se battaient,
faillirent, au deuxième palier, renverser )a
vieille demoiselle. Au-dessus, elles durent se
courber pour passer sous des cordes où dé-
gouttaient des haillons. Plus elles montaient,
plus il faisait noir et plus ça sentait le moisi, le
graillon et la crasse.
— Comment peut-on vivre là-dedans I mur-
mura, avec irritation, Yvonne, qui était sans
indulgence pour la saleté.
Au quatrième, se trompant tout d'abord, elle
frappa à une porte qui, n'étant que poussée,
s'ouvrit. Yvonne entrevit un vieillard hirsute,
la pipe 9 la bouche, assis sur un grabat et tout
taioe d'années^ vêtue d'une mince robe éli-
mée, un fichu noir sur la tête, leur ouvrit.
Effarée d'abord, puis comprenant, elle devînt
très rouge, remerciant, s'excusanl de la
chambre où entraient ces dames.
C'était une pièce étroite, carrelée, glaciale,
qu'éclairait mal une lampe à essence. Il y
avait un lit de fer réparé avec de la ficelle,
deux chaises usées, une table en bois blanc,
un poêle éteint et un petit bulfet de cui-
sine peint en noir. Le tout parfaitement
propre.
Une petite fille de huit à neuf ans était de-
bout devant un petit banc qu'elle venait de
quitter et où elle s'amusait avec de vieux bouts
d'étofie qu'elle tenait encore.
— Je suis venue pour le travail dont je vous
ai parlé, disait Yvonne à la mère... Et puis,
pour tenir ma promesse... Eh bien I Emma, tu
ne me reconnais pas?...
— Mademoiselle, vous êtes trop bonne...
13
)
Yvonne éprouvait une gêne confuse. Jusque-l^
elle n'avait vu la misère que dans la grasse, I^
désordre et le laisser-aller. Cette iodigeiic-
convenable et nette l'impressionnait.
Mais elle vit la petite fille dont les yeu:.
étaient ardemment fixés sur le paquet. Elle ri:
et se mit à le défaire.
— Oui^ c'est ta poupée I Et je vais te k
donner tout de suite I
— Emma, voyons..., grondais mère. Made-
moiselle, excusez-la, depuis que je lui ai di:
que vous auriez la bonté... elle en rêve... mon
Dieu, mais c'est trop beau I.,.
Du paquet était sortie une grande poupOu
resplendissante. Elle avait une magnifique
robe, courte et à godets, en satin rose brillani
un boa au cou et. sur sa perruque fauve biun
coifTée, un joli petit chapeau de velours blanc
avec une aigrette noire.
— Elle est jolie, n'est-ce pas? dit gaiement
Yvonne à la petite. Elle a été ma Hlle, tu sais,
et c'est moi qui l'ai habillée... Eh bien! tues
contente?
cicment, et tremblante, la tenant avec respect,
l'emporta vers le coin où étaient son banc et
ses chiffons.
La mère intervint.
— Emma, veux-tu dire merci mieux que
ça I... Mademoiselle, excusez«la... Elle est folle
de joie... Vous savez, les enfants... Pensez que,
depuis dix-huit mois, elle est privée de tout.
Dame il fout que je paie mon loyer... et la vie
est si chère... on arrive bien juste à manger...
Et pois, la petite n'est pas forte, ça occasionne
des frais... C'est pour cela que je me suis per-
mis de venir à votre œuvre... Et,je vous assure,
j'ai hésité ; pensez, quand on n'a jamais de-
mandé... Nous ne manquions de rien chez
nous... Mon mari gagnait bien.
— Où est-il ? demanda Yvonne.
— Je ne sais pas. — Elle eut un geste VLigue
et résigné. — Quand la guerre a commencé, il
était en Belgique pour du travail... J'espère
qu'il est seulement prisonnier... Et lui non
plus, s'il... vit encore, il ne sait pas ce que
nous sommes devenues. Il a fallu nous sauver.
l
jusqu'ici... Et, à Paris, nous ne connaission
personne. Nous nous sommes trouvées perdue:
toutes les deux.seules, sans rien... Mais je sui-
trop contente maintenant que je trouve un pci
de travail de temps en temps, reprit-elle apit-
une pause. Alors, Mademoiselle, vous vouk/
bien me conQer une broderie?
— Oui, dit Yvonne, je vous l'ai apportée.
La tante produisit la couverture de berceau
qui était dans son sac.
— Vous êtes bonne brodeuse 7 reprit la jeuii-
fille. Il faut que cela soit très joli. C'est pour
un cadeau. Voilà le dessin. Pour les guir-<
landes...
Elle expliqua minutieusement ce qu'cIKi
voulait. La tante donna son avis. La jeunti
femme écoutait religieusement et, comme
Yvonne fixait un prix, inespéré, elle remercii
beaucoup.
Les dames se levèrent.
— Au j-evoir, Emma I cria. Yvonne. Et (
poupée, vous vous entendez bien ensemble?
La petite fîlle était agenouillée devant s(
banc qu'elle cachait. Elle se releva et se n
épaules en guise de corsage et un troisième
noué en fichu sur la perruque fauve. Cela lui
donnait l'air pauvre et triste. On eût dit une
petite caricature d'indigence.
— Mais tu es folle, Emma I cria la mère ter-
rifiée en voyant le mécontentement d'Yvonne.
Toi qui es toujours si sage, qu'est-ce qui t'a
pris?... Mademoiselle, excusez-la...
L'enfant paraissait ahurie. Elle regarda sa
mère, les deux dames, la robe rose qui faisait
une tache claire danslecoin,et enfin sa poupée-
— Mais puisque c'est ma fille, faut bien
qu'elle soit comme nous, dît-elle.
Sa mère avait un peu pâli. Ses lèvres trem-
blaient, mais elle fit un effort.
— Mademoiselle, vous lui paidonnez! Elle
csl folle, je croîs... Les enfants, ça ne sait pas...
— C'est vrai... c'est vrai... balbutia Yvonne
d'une voix étranglée. On ne sait pas...
^
DOUDOU
À la terrasse d'un café des boulevards, dans
une douceur brumeuse d'après-midi tiède,
M. Plautin père et M. Plautiu fils, qu'on appe-
lait Doudou, étaient assis côte à cale. Ils se res-
semblaient autant qu'un enfant de buit ans et
un bomme de cinquante ans peuvent se res-
sembler. Ils avaient le même genre de vête-
ments confortables et chers, le même air de ri-
chesse, de saine santé, et de calme solide et
Il tira son père par la manche.
— Papa 1
— Doudou ?
M. Plautin avait tourné la tête avec un peu
d'anxiété. Il se trouvaitbicn là et craignait que
Doudou voulût s'en aller. Il était veuf depuis
plusieurs années, très riche, inoccupé et avait
toujours gâté ses enfants, surtout celui-là, venu
tard. Maintenant que son autre flls, Armand,
qui avait vingt-deux ans, était à la guerre, il ne
savait plus rien refuser à Doudou par lequel il
se laissait tyranniser avec une admiration ra-
vie.
— Je veux des pailles, comme le monsieur
d'à côté, pour boire mon sirop, dit Doudou.
Doudou eut les pailles, M. Plautin reprit son
journal. Ce fut pour peu de temps.
— Papa !
— Doudou?
— Voilà qu'il pleut I Ici on est à l'abri... C'est
amusant... Regarde la grosse dame qui tra-
verse... Dis donc, est-ce qu'il pleut aussi, là où
il est à se battre, Armand ?
cordants. Devant la terrasse, indifférent à
l'averse, nu-têle, son chapeau sous le bras gau-
che, sa main droite sur le cœar, un gamin
d'une dizaine d'années, vêtu de velours brun
élimé, chantait de toutes ses forces, la bouche
ouverte jusqu'aux oreilles, et avec une éner-
gie si déterminée qu'il en était pourpre et
qu'on se demandait comment un tel volume
de voix pouvait sortir de sa poitrine mai-
gre. Des passants s'arrêtèrent ; M. Plautîn
posa son journal ;.DoudoU avait lâché ses
pailles.
Quand le gamin eut fini sa chanson, à la-
quelle on ne pouvait comprendre un seul mot,
il se glissa, son chapeau à la main, entre les
tables.
M. Plautin lui donna cinquante centimes et
l'interrogea pour l'édification de Doudou.
— Dites-moi, mon petit ami, n'avez-vous
donc pas de parents pour qu'on vous laisse va-
gabonder ainsi ?
quante centimes avait droit à quelques égards,
même quand il se mêlait de ce qui ne le regar-
dait pas.
— D'abord, je ne vagabonde pas. Je chante
pour amuser le monde. Y a pas de mal.
— Sans doute, mais vous seriez mieux à
l'école, dil M. Plautin avec conviction.
— Ça se pourrait, mais aujourd'hui j'ai pas le
temps. Y a maman qui s'est foulée la cheville,
alors elle peut pas aller travailler. Alors fiau-
bîen que je me dégrouilte... Excusez, je vas en
pousser une autre...
Il recommença aussi fort qu'avant. Sa figure
redevint pourpre ; ses accents furent aussi dis-
cordants. Lorsqu'il eut jeté son dernier cri, il
repassa parmi les tables et M. Plautin ne crut
pas pouvoir faire autrement que de lui re-
donner cinquante centimes.
— Merci beaucoup, dit le gamin avec une
grimace d'allégresse pour Doudou. Vous êtes
amateur, à ce que je vois. Je chante bien,
n'est-ce pas ? S'agit de crier fort, et en mesure
si on peut, sans s'occuper des paroles... Alors
ça va... Avec vos vingt sous ça me fait cin-
>
Mais c'est mon frère Auguste qu'est là-bas dans
l'Est... Alors, faut bien lui envoyer des trucs,
pas? Et c'est pas bon marché... Alors, de temps
en temps, je chante comme ça, aux terrasses
des cafés chics... D'autant plus, ce mois-ci,
que maman elle peut pas gagner... Ça se pour-
rait pas qu'il ait rien, Auguste. . . Et vous parlez
si je suis content quand je porte son paquet rue
du Bouloi... Au revoir, m'sieor, merci bien...
Je file... Y me faut encore vingt-cinq sous...
Avant que M. Plautin ait eu le temps de por-
ter la main à sa poche, il s'était éloigné parmi
la foule : M. Plautin reporta son regard sur
Doudou. Celui-ci restait assis, très sage, l'air
absorbé. M. Plautin reprit son journal.
Il y était plongé depuis quelques minutes
quand, tournant les yeux, il sursauta : la chaise
auprès de lui était vide. En même temps, de
faibles sons rauques et plaintifs frappèrent son
oreille, et ily reconnut la voix de Doudou. Il
bouche Tendue jusqu'aux oreilles... chantant...
M. Plautin, suffoqué, courut, le saisit.
— Petit malheureux 1 Qu'est-ce que tu fais là ?
— Laisse-moi 1 laisse-moi, je te dis 1 — Dou-
dou trépignait. — Je veux faire comme le petit
garçon 1 Je veux chanter pour gagner des sous !
— Mais tu es fou ! Pourquoi faire, des sous ?
Tu as tout ce que tu veux 1
— C'est pour envoyer des trucs à Armand !
Le petit garçon, il envoie à son frère ! Je veux
envoyer au mien I
— Mais envoyer quoi ? Nous lui expédions
tout ce qu'il lui faut, tu le sais bien... Enfin,
puisque ça te fait plaisir, tu vas choisir toi-
même ce que tu veux pour lui. Il en sera très
content. Tiens, voilà vingt francs.
Mais Doudou, enragé, trépignait de plus belle.
— C'est pas la même chose 1 cria-t-ii. J en
veux pas de tes vingt francs ! Je veux chanter
aussi I Je veux de l'argent que j'aurai gagné !
M. Plautin resta déconcerté. C'était le pre-
mier caprice de son fils que sa fortune ne Itii
permettait pas de satisfaire.
IiB BON EXEMPLE
Dans la voiture qui les emmenait vers le
quartier Saint-Jacques, M. Plautin entreprit
d'expliquer à Doudou quel était le but de la
course qu'ils faisaient. Ce jour-là, M. Plautin
voulait montrer à son fils un exempte salu-
taire.
— Doudou... commença M. Plautin.
— Papa?
Doudou, qui était mortifié d'avoir les jambes
trop courtes'pour mettre ses pieds sur le stra-
pontin eu face de lui, comme il essayait de le
faire depuis un moment, tourna la tête d'un air
maussade.
— Tu te souviens de ton camarade Roger
— Oui, je m'en rappelle, dit Doudou, II éiait
davantage vieux que moi et il voulait pas les
jeux que je voulais.
— On ne dit pas je m'en rappelle, observa
M. Plautin, ce n'est pas bien. Et tu te souviens
aussi que le père de Roger, M. Cantel, a été au
collège avec moi quand nous étions tous deux
des petits garçons ?
— Oui, je m'en rappelle, dit Doudou en
bâillant.
— Eh bien ! c'est eux que nous allons voir.
Ils ne sont pas heureux. M. Cantel a perdu toute
sa fortune à cause de la guerre. Maintenant, il
n'a plus rien, et il est tombé malade. Roger est
avec lui, et c'est un enfant très courageux. Nous
allons les voir et les aider.
Doudou ne répondit pas. Ce que lui disait
son père n'éveillait en lui aucune idée précise.
La voiture s'arrêta enfin dans une rue que
Doudou trouva moins bien que l'avenue du
Trocadéro où ils habitaient. La maison lui
causa une impression analogue-
M. Plautin, renseigné par une concierge
hydropique et glapissante, qui fît peur à Dou-
bien et qu'il était couché dans la seconde
chambre du logement.
— Je vais causer avec lui, dit M. Plautîn. Tu
vois, Roger, j'ai amené ton ami Doudou. Restez
ensemble, mes petits.
II entra dans la chambre dumalade.Lesdeux
enfants, laissés en tête à tête, s'observèrent,
Roger, un peu rouge, semblait gêné. Doudou
regardaitla pièce exiguë, mal meublée, sombre
et d'aspect presque indigent. Il regardait sur-
tout Roger avec ahurissement, reconnaissant à
peine son ancien camarade dans ce garçon
grandi, maigri, et qui avait presque l'air d'un
pauvre avec ses habits râpés devenus trop justes
et ses gros brodequins à clous.
— Ton père est bien gentil d'être venu, dit
— nous, maintenant, on est pauvres, con-
tinua Roger. Ton père l'a expliqué, hein ? On
est devenus pauvres. C'est pour ça que je ne
vais plus au collège. Papa est malade. Moi je le
soigne, et puisje travaille...
— Tu fais quoi ? dit Doudou, pour qui le
mot travail signifiait exclusivement des devoirs
à faire et des leçons à apprendre.
— D'abord, je soigne papa ; je lui donne ses
potions ; et puis je fais le ménage, je balaye, je
range, je lave la vaisselle, je vais acheter les
provisions. Ça, c'est "difficile, parce que les
choses sont chères et qu'il faut faire durer
l'argent. On n'en' a presque plus. On a tout
vendu — toutes les affaires de papa et toutes
les miennes... Mais ça m'est égal...
— Et les devoirs, t'en fais pas? demanda
Doudou, dont les yeux exprimaient un étonne-
ment mêlé de respect.
— J'enfais quand j'ai le temps, mais tu com-
prends je ne vais plus à l'école comme les gosses,
expliqua Roger qui commençait à prendre de
l'assurance en voyant l'effet qu'il produisait sur
— Je ne sais pas encore... Je verrai... Il faut
bien que je gagne ma vie et celle de papa, puis-
qu'il est malade... J'aimerais assez à être méca-
nicien, à cause des automobiles ou des avions.
Mais si papa n'avait pas tant besoin de moi, je
crois que ce que je préférerais ce sérail de m en-
barquer sur un navire...
Il disait ce qui lui paraissait le plus scnsa-
tionnel. II s'arrêta, jouissant de l'eflet produit.
Tout ce qu'il faisait, de tout son cœur, pour
son père, toute sa besogne quotidienne, toute
sa gêne, tout le bratal changement de son exis-
tence, avaient cet avantage, au moins, de faire
de lui un homme aux yeux du camarade resté
un enfant heureux, choyé, gâté et sans respon-
sabilité. Et Roger y trouvait une petite revanche
d'amour- propre.
— C'est la vie, ajouta-l-il, avec gravité. Tu
comprendras ça plus tard...
Doudou resta silencieux. Il avait hâte de s'en
aller. Enfin, la porte de Ir. chambre se rouvrit
et M. Plautin reparut, à qui le malade criait
— Eh bien I Uoudou, tu as été content de
revoir Roger ? demanda M. Plautîn, lorsqu'ils
se retrouvèrent en voiture.
Doudou, absorbé, ne répondit pas.
— Tu penses à son courage, à son dévouement ,
n'est-ce pas ? continua M. Plautin. C'est très
beau, cela... Mais je suis bien sûr que, si nous
étions ruinés, si j'étais malade, mon petit
Doudou saurait faire la même chose, saurait
être aussi dévoué, aussi...
Il s'interrompit interloqué. Une affreuse an-
goisse bouleversait le visage de Doudou qui se
jeta contre son père.
— J'ai peur 1 j'ai peur ! hurla-t-îl. Je pourrai
pas faire comme Roger I Je pourrai jamais I Tu
ne va pas devenir malade, dis I Nous n'allons
pas devenir ruinés I
— Mais non, mais non, c'était pour rire,
voyons, dit M. Plautin, un peu abasourdi, et
qui ne put s'empêcher de penser qu'il serait
peut-être utile, un jour ou l'autre, d'apprendre
à Doudou que la vie ne le gâterait sans doute
pas toujours.
M. Plautin, les mains dans les poches de
son paMalon, était debout au milieu du salon.
Doudou, assis sur le tapis, édifiait une cons-
truction chancelante avec des boites à cigares
vides.
— Doudou !
— Papa ?
La voix de Doudou était rechignée. Pour
une cause qui restait mystérieuseï depuis
quelque temps H était aussi grognon qu'il pou-
vait, tandis que son père le gâtait plus en-
core que de coutume, bien que ce fût di£(i-
cile.
— Pourquoi ne t'amuses-tu pas avec les beaux
minait de toute sa hauteur. M. Plautin avait
l'air aimable et Doudou avait l'air revéche.
— Parce qu'ils m'embélent, articula Doudou
nettement.
M. Ptaulin était accoutumé aux façons de
s'exprimer de son fils, qui n'avait paslliabi-
tuile de déguiser ses sentiments. Pourtant, il
s'indigna.
— Eh bien 1 Doudou 1... En voilà des expres-
sions I Et c'est peu gentil pour M"' Bresles, qui
t'apporte de si belles choses...
Doudou ne répondit pas. M*" Bresles le com-
blait de cadeaux, mais il la détestait. Pourquoi
son père la voyait-il si souvent et avec un plaisir
si évident ? Pourquoi s'occupait-elle de l'amé-
nagement futur de l'appartement ? Pourquoi
avait-elte, envers lui. Doudou, des manières
familières et maternelles ? Doudou n'avait pas
connu sa mère, qui était morte quand il avait
un an, mais il ne voulait pas que M""* Bresles
fit .semblant de l'être. Tout cela lui déplaisait
et il le montrait de toutes ses forces, pressen-
tant inslinctivcmcnt qu'un (['vénemenl allait se
Bresles? reprit M. Plautin. Tu si\is que ton
frère Armand a beaucoup d'aftection pour elle.
Kt toi, elle te gale tellement... Nous allons la
voir aujourd'hui...
— Encore !... dit Doudou.
M. Plauliu, qui se préparait à annoncer la
grande nouvelle à son fils, sursauta.
— Doudou I Qu'est-ce que cela veut dire ?
M"* Bresles va venir ici tout à l'heure. Je
compte que tu seras aimable... Mon petit
garçon, je vais te dire...
Un coup de sonnette l'interrompit. C'était
M"*" Bresles elle-même, une souriante jeune
femme blonde, élégante et jolie. Elle portait
un énorme paquet ficelé. Quand elle eiifra,
M. Plautin, radieux, se précipita au-devant
d'elle, Doudou se renfrogna encore. M™*
Bresles, sans vouloir s'en apercevoir, se pencha
vers lui.
— Bonjour, Doudou 1 Veux-tu m'embrasser ?
Doudou se laissa embrasser.
— Tiens, continua-t-elle, ceci, c'est pourtoi.
— Vous le gâtez, chère amie I Vous êtes trop
bonne pour lui 1 s'exclamait M. Plautin. Qu'est-
ce donc encore ?
— Un chemin de fer, un vrai, sur rails, avec
une vraie locomotive à vapeur, dit la jeune
femme en riant. J'espère que ce n'est pas un
jouet qu'il a déjà ?
— Non, et justement ces jours-ci... il m'en
demandait un... Mais vous le comblez telle-
ment... Voyons, Doudou, regarde ton jouet...
— Non, dit Doudou.
— Comment ? Pourquoi ?
— Parce que j'en veux pas, ça m'embête !
dit Doudou inexorable.
M. Plautin devînt très rouge. Peut-être eut-
il envie de gifler Doudou, mais il l'aimait trop
pour se laisser aller à cette extrémité. Il se con-
tenta de le gronder, mais avec une violence
que Doudou n'avait jamais connue.
— Je vous en prie, laissez-le, intervint
M""Bre3le3.Il a un peu de mauvaise humeur...
Cela se dissipera. Voulez-vous que nous allions
uuuuvu, lige ei Dosuie, eian toujours par
(erre, maniant ses boites et tournant ostensi'
blement le dos au paquet de M"'* Bresles.
— Mon ami, dit celle-ci quand elle fut seule
avec M. Plautin, je dois vous demander de ne
jamais gronder votre fils à cause de moi. Je
vous assure, c'est très sérieux. L'idée qu'en
devenant votre femme je ferai le malheur de
cet enfant m'est odieuse. Je ne puis pas sup-
porter qu'on souffre à cause de moi. Jen'ai pas
été tieureuse pendant mon premier mariage ;
cela m'a donné le goût du bonheur pour moi
et les autres. Je ne veux pas être une belle-
mère, vous comprenez, ajouta-t-elle en riant.
C'est un rôle qui ne me va pas du tout. Je veux
que Doudou m'aime... Et il m'aimera... Mais
je vous en prie, ne faites pas d'avance, de moi,
pour lui, une ennemie... Je saurai le prendre-
Il est sensible...
ue cet t:iiiuiii 4UI i;uiii|iicuu «ju ii ne sent pma
seul avec VOUS, qui peut-être est jaloux déjà.
Il faut qu'il se rende bien compte qu'il sera, si
possible, plus heureux encore, plus choyé, plus
g;\lé qu'avant. Du reste, si les choses étaient
autrement, vous-même, qui l'aimez tant, vous
souiïririez et peut-être m'aimeriez-vous moins.. .
— Suzanne, Suzanne, comme vous êtes
bonne I...
M. Plautin regardait, extasié, la jeune femme.
— Voilà ce que je voulais vous dire, reprit-
elle. Et maintenant, si vous n'avez pas d'autre
projet, nous pouvons aller chez votre anti-
quaire pour ces fauteuils...
— Dans deux secondes je suis à vous, chère
iiniic, dit M. Plautin radieux. Le temps de
prendre mon pardessus,
II quitta la pièce. M°" Bresles, seule, revint
vers le grand salon dont elle entr'ouvrit dou-
cement la porte.
Doudou était toujours à genoux par terre,
maiS'Ses boites ne l'occupaient plus du tout.
Il avait doucement ouvert le paquet ficelé, et,
ce qu'eue avait dit dans le petit salon à
M. Plautin, maisDoudou n'était plus rechigné.
Il regarda la jeune femme avec la dernière gra-
vité et lui dit seulement :
— Il y a aussi des aéroplanes qui sont épa-
tants. Je n'en ai pas.
El M"" Bresles comprit que Doudou donnait
on consentem ent.
J
LBS OVZB JOURS
— Cela fait onze enfants, expliquait
M"" Bresles, toute à son projet : Louise Dubois
en a quatre, Mathilde Campry deux, Céline
Vérant, la plus malheureuse de toutes, deux
aussi, il y a les trois petits Buvat. Ce seni
pour la veille de Noël. Alors, mon ami, vous
voulez bien que cela se passe ici, chez vous '!
— Est-ce que, ici, ce n'est pas déjà chez vouk,
Suzanne ? dit M. Plautin.
il regardait la jeune femme avec une ten-
dresse radieuse. La date de leur mariage était
maintenant très proche, et M. Plautin dissi-
mulait mal son bonheur.
— Quand je dis ici, reprit M°" Bresles que
— Tout ce que vous voudrez, chère amie.
— C'est entendu. Ils viendront tous à
quatre heures. On préparera un bon goûler
substantiel et, pour chacun de ces pauvres
petits, il y aura un vêtement complet, du
linge, des chaussures et...
— Un peu d'argent pour les mères, dit
M. PlauUn.
— Oui, mais aussi il faut que chaque enfant
ait un jouet, un vrai jouet.
— Un jouet?... (M. Phiutiu hésita ; il était
riche et généreux, mais très raisonnable, et ne
put s'empêcher de dire sa pensée.) Un jouet I
ma chère Suzanne, est-ce bien nécessaire en
ces lemps-ci ? Ne vaut-il pas mieux augmenter
un peu la somme d'argent ? Ne croyez- vous pas
que les enfants, surtout ces enfants-là, doivent
apprendre que toute dépense inutile...
M°"Bresles secoua la tête :
— Non, ils ne doivent pas, ils sont trop
petits. Ils l'apprennent d'ailleurs assez, soyez-
en sûr. C'est Noël. S'ils n'ont rien, ils seront
ront aucune dépense qui, de notre pari, po;:.
rail être mieux employée en effet. Ces joucl..|
je vais les demandera Doudou qui en a \
armoires pleines.
M. Plaulin eut une hésitation. i
— Doudou est généreux, c'est inconteslaijii I
murmura -t-il, mais ce n'est qu'un enfant tl 1.
lient à ses affaires, cela se comprend... Enfi;:.
si vous croyez...
— Oui, dit M"" Bresles avec fermeté. Doudi-i
a bon cœur, et je veux qu'il s'associe à noli.
projet. Je suis sûre qu'il le fera volontiers.
— On va voir, dit M. PlauUn, qui ail
ouvrir la porte et appela son fi?s.
Doudou arriva sans hâte, les mains dans lis
poches.
Son visage s'éclaira légèrement quand il vil
M"" Bresles qu'il vint embrasser, car mainic-
nant ils étaient au mieux ensemble.
M™" Bresles lui exposa son projet.
— Tu comprends, Doudou, terrai na-t-ellu.
jouets dont tu ne te sers jamais, puisque main-
Icnant tu es grand. Alors, veux-tu donner
onze de tes jouets pour que chacun de ces
pauvres petits en ait un ?
Doudou avait écouté, le sourcil fioncé .
M. Plautin attendait, un peu inquiet, la réponse
de sou fils. Mais Doudou n'hésita pas.
— Oui, dit-il, je veux bien.
— Mon chéri! cria M. Plautin enthousiasmé.
— J'en étais sûre, dit M"' Bresles. C'est très
bien, Doudoa, tu es très généreux.
Doudou haussa les épaules.
— Non, je ne suis pas généreux, dit-il gra-
vement, parce que ça m'est égal de donner mes
joujoux. Jen ai des quantités. Je ne les regarde
jamais. Ça ne m'amuse plus. Je suis ^trop
ijiand. Venez, ajouta-t-il en tirant par la main
M""" Bresles, on va en choisir onze beaux.
La veille de Noël, dans le fumoir aménagé
tout exprès, les onze enfants pauvres étaient
réunis. Ils avaient de quatre à huit ans. Leurs
mines chétives et pâles, leui-s vêtements indi-
silencieux, les observait.
M"* Bresles commença par les faire goûter
solidement, ce qui les anima un peu. Puis ce
ut, au milieu des remerciements et des effu-
sions de gratitude des mères, la distribution
des vêtements et des chaussures. Les enfants
devinrent gais. Ils avaient assez d'expérience
pour apprécier ce qui les empêcherait d'avoir
froid et d'avoir les pieds mouillés. Le plus
petit des Buvat eut un rire heureux quand il se
vit avec des chaussures neuves, et une petite
fille de sept ans ne consentit pas à se séparer
du manteau qu'on lui avait mis sur le dos.
Mais, soudain, parurent onze bottes flcelécs
que M"* Bresles distribua, Doudou s'y étant
obstinément refusé.
Il y eut un silence religieux. Les onze
enfants, palpitants, tenaient les boites.
— Défaites-les donc, dit M°* Bresles en sou-
riant. Us obéirent.
Les jouets apparurent, de beaux jouets qui
jamais il leur serait permis, même, de les voir
de pins près.
Alors, la joie des onze petits, quand ils eurent
compris que c'était pour eux tout à fait et
({n'ilsles emporteraient, fut quelque chose qui
ne causait aucun plaisir car elle est trop intense,
trop aiguë, trop profonde, etelle indiquait trop
qu'ils n'avaient jamais rien. Et ils oublièrent
tout pour jouer tout de suite, par terre, furieu-
sement. Pour la plupart, jouer consistait à
regarder ardemment leur cadeau dont ils
n'osaient encore se servir. Pourtant, le petit
Buvat se mit à imiter le bruit de la locomotive
en faisant aller sous la table le chemin de fer
qu'il avait.
— Suzanne, comme vous avez eu raison...
dit M. Plautin d'une voix étouffée et en serrant
la main de M"" Bresles.
Doudou, de son coin, regardait de toutes ses
forces. 11 regardait ses joujoux, qui n'étaient
plus à lui, aux mains des enfants extasiés. Il
les regardait sans les reconnaître. Il les décou-
que c'étaient de merveilleux joujoux et les seuls
qu'il aimât parmi tous ceux qu'il avait. Il était
pâle, crispé, un peu tialetant. Il eut un mouve-
ment comme pour arracher au petit Buvat 1c
l>eau chemin de fer, mais il s'arrâta et, sans
mot dire, regarda s'en aller les onze petits et
les onze jouets.
Et, comme M"' Bresles revenait dans L-i
pièce, elle le trouva qui sanglotait, tout en
se répétant à lui-même:
— Je suis généreux, je suis généreux, je suis
généreux...
)
LA SYMPATHIE
Remblot, en retard, faillit perdre sa musette
en galopant sur le quai de la gare et dégringoler
en escaladant le marchepied ; eoflu il s'abat-
tit dans un coin de wagon, souffla, ôta son
casque pour s'essuyer le front, rit tout seul à la
pensée qu'il partait en permission et étendit
ses jambes. Ce faisant, il donna un bon coup
de pied à son vis-à-vis, un autre soldat.
Remblot, levant les yeux, ouvrit la bouche
pour une excuse, mais sursauta.
c Boa Dieu ! C'est Fontaine ! b se dit-il.
L'autre, qui l'avait également reconnu, avait
également tressailli.
Avant la guerre ils étaient ennemis acharnés.
Tous les deux, établis dans le quartier Poisson-
installés presque en même temps, et tout
d'abord leurs rapports avaient été vagues cl
polis. Et puis, M°" Remblot avait dit un jour que
M°" Fontaine portail une robe neuve vraimenl
trop élégante pour un comptoir de charcutière.
Et M"" Fontaine avait répondu que la coiffure
de M°" Remblot lui donnait trop mauvais génie
pour qu'elle puisse se permettre sur autrui la
moindre observation de cette nature.
Remblot et Fontaine avaient commencé par
rire de la querelle de leurs femmes, mais ils
étaient tous les deux d'excellents maris, et, un
mois et demi après ces débuis, ils échangeaieiii
les plus sanglantes injures et se colletaient au
coin de la rue Poissonnière.
Dès lors, de jour en jour et de mois en mois,
la haine avait grandi entre les deux couples.
Il n'y avait plus eu de violences directes à
cause du scandale, funeste aux intérêts com-
merciaux ; mais, à travers la rue, des regards
de fureur et de mépris se croisaient, et les pires
insultes, décochées d'une part du milieu des
galantines et des jambons, d'autre part parmi
Kontaine était grand et roux, avec une longue
moustache tombante. Remblot était brun et
trapu, avec une barbe hérissée. Mats leurs ca-
potes étaient semblablement délavées par la
]>Iuie, leurs brodequins boueux de la même
houe. Us étaient, l'un et l'autre, décorés de la
Croix de guerre. Ils avaient tous les deux, sur
Ic-urs visages hâlés, dans leurs yeux assurés, la
même expression de décision et d'énergie qu'ils
n'avaient pas avant.
Il y eut un moment de gène. Les deux
hommes n'arrivaient pas à retrouver leurs sen-
timents antérieurs, quêtant de choses avaient
effacés.
Soudain, Remblot parla.
— Le coup de pied, c'était pas exprès.
— Ça ne m'a pas fait mal, dit Fontaine. On
n'est pas si douillet.
— Alors, tu es par ici, toi aussi? demanda
Remblot.
1)101 <]ui eui une inspiruiiun.
— Si on mangeait un morceau?
Le visage de Fontaine s'éclaira.
— C'est une bonne idée. Le train roule. On
est tranquilles !
Ils mirent en commun leurs provisions. Reni-
blot trouva sans pareil le jambon en botte <1l-
Fontaine, et celui-ci vanla avec force le violcnl
camembert que Remblot lui oITrit.
— On voit que ça vient d'une bonne maison ,
déclara 1-il.
— Comme le jambon, approuva Remblot.
Ils rirent au souvenir des affreuses calomnies
qu'ils avaient répandues, jadis, chacun sur ks
produits que l'autre vendait. Dès lors, à l'ai-si.',
ils échangèrent quelques confidences au sujet
de leur commerce. Les femmes, en leur ab-
sence, s'en tiraient à peu près. Us parlèrent dos
dissail et Remblot l'exprima.
— C'est malheureux qu'on ne soit pas dans
la même section.
— Pour sûr, dit Fontaine, avec conviction.
Et c'est malheureux aussi qu'on soit restés si
longtemps fâchés sans savoir pourquoi.
Remblot bourra sa pipe et prononça :
— C'est la faute des femmes !
— Un peu! dit Fontaine. Passe-moi du feu.
Il réfléchit et ajouta :
— Qu'est-ce qu'on va faire pendant nos six
jours?...
Perplexes, les deux hommes se regardaient.
Ils se comprenaient parfaitement. Ils avaient
trop rempli le quartier de leur haine de jadis
[tour rentrer maintenant réconciliés, sans ex-
plications interminables. Ils reculaient devant
la surprise et la probable résistance de leurs
femmes, dont l'animosité subsistait, ils le sa-
vaient, par leurs lettres. Tout cela les ennuyait
trop, maintenant, pour qu'ils aient la patience
de s'y plier, et ils ne voulaient pas gâcher en
clara Fon^ine. Pour ces jours-ci, on n'a pas le
temps. Faut être bien tranquille chacun chez
nous, pas?...
— Oui, dit Remblot, quand les dames s'en
veulent... Vois-tu que ça recommence I... Du
reste, c'est pas le moment, non plus, qu'elles
aient des embêtements... Mais alors, quoi, on
va se quitter à la gare, et à Paris on ne se cau-
sera plus?...
— Ça ne se peut pas I dit Fontaine, désolé.
— Ecoule donc, j'ai une idée !
Et Remblot exposa un plan détaillé que Fon-
taine, ravi, approuvait à signes de tête.
A la gare du Nord, ils descendirent tous deux
sans avoir l'air de se connaître. Leurs femmes,
presque côte à côte et si émues qu'elles en ou-
bliaient de âe jeter des regards de mépris, les
attendaient.
Après les premières effusions, les deux
couples, dans des voitures qui se suivaient à
cinquante mètres de distance, regagnèrent
eur rue.
Le lendemain matin, comme Remblot pa-
garde ! souffla, avec indignation, M'"" Remblot
à son mari. C'est honteux, maintenant !
— Rentre, va, disait en même temps M"' Fon-
taine au sien ; les yeux qu'il te lance, ça me
fait peur I
Elle frissonnait. Fontaine renlra, elle reprit
sa gaieté, et lui fît part du programme qu'elle
avait établi pour les jours de permission. Mais
Fontaine, à la surprise désolée de sa femme,
déclara qu'il devait chaque soir, de cinq à sept,
sortir pour des affaires de service. M"* Fontaine
admit le prétexte le premier jour et en fut ré-
voltée le second. Le troisième jour, quand son
mari, vers quatre heures et demie, quitta la
charcuterie, elle le suivit dans un fiacre.
Fontaine marchait à grands pas vers le bou-
levard, qu'il remonta jusqu'aux environs de la
porte Saint-Denis. Il prit nne rue de traverse
et, vers le coin du boulevard de Sébastopol,
eulra dans un petit café. M"' Fontaine arrêta
son cocher à cent mètres. Frémissante, car tant
de mystère lui paraissait coupable, elle gagna
même vitre, venait aussi de regarder. C'était
M'"* Remblot, qui. autant qu'elle, semblait
ahurie.
Les deux femmes se reconaurent, mais elles
ne pensaient plus à leur haiae, tant elles étaient
abasourdies, car, ce qu'elles avaient tu dans le
café, c'étaient Remblot et Fontaine, installés en
face l'un de l'autre à la même table. Entre eux
il y avait des vermouth et un petit tapis rouge.
Ils fumaient leurs pipes. Ils venaient d'engager
une partie de piquet. Ils assénaient leurs cartes
avec des plaisanteries qui les faisaient rire tout
haut. Us étaient si contents d'être ensemble
qu'ils interrompaient leur jeu pour se donner
sur les épaules des claques d'amitié.
. — Ah ! par exemple t dit M»« Fontaine, suffo-
quée, à M*" Remblot, qui s'efforça de rire.
— Le vôtre avait aussi des « affaires de ser-
vice »?Yous l'avez suivi comme j'ai suivi le
mien?...
M-"* Fontaine eut un petit haussement
d'épaules :
— Et quand je pense, ma chère, que c'est à
peut calé, aaulontë, elles entrèrent.
i
LES TRANCHARD
Le long des voies da vaste quartier popu-
leux, dans les grandes avenues désertes, qu'ils
li'ouvaient hostiles parce qu'elles étaient trop
neuves, dans les vieilles rues sordides où ils
étaient chez eux, où ils connaissaient chaque
pavé, chaque maison, chaque ménagère, les
Tranchard, cematîn-là, vendaient d^ tomates
à six sous la livre et des harengs à trois sous la
pièce.
Le père Tranchard, un peu tordu par l'âge,
mais solide encore, en blouse blanche et,
comme toujours et par tous les temps, nu-téle,
ses cheveux neigeux envolés au-dessus de son
visage enflammé par d'anciennes intempé-
rances, poussait la voiture. La mère Tran-
chandisc du jour selon une harmonie glapis-
sante qui était sa gloire.
Les tomates étaient anémiques, les barenj^s
étaient petits, mais la clientèle prisait surtout
te bon marché, et la voiture des Trancbard
s'allégeait, ce qui ne les empêchait pas de ^(^
chamailler, car ils n'étaient jamais d'accord,
sinon pour entrer en conflit avec autrui.
Après une halte chez un bistro de leurs amis,
ils venaient de se remettre en route, réchauflc-s
d'un café aromatisé, quand la mère Trancbarti
interrompit son cri.
— En v'Ià un I dit-elle au vieux.
— On dirait que c'est un qu'on n'a pas en-
core vu, remarqua cetui-ci, comprenant instan-
tanément que c'était du gardien de la paix qui
débouchait là-bas que sa femme parlait.
La mère Tranchard eut un ricanement sau-
vage.
— Arrète-toil ordonna-t-elle à demi-voix.
Et elle lança, comme un défi éclatant. In
louange stridente et traînante de ses harengs.
— Chouette ! On est dans l'Ilot du père la
miné.
Depuis des années qu'ils faisaient les quatt-e-
snisons, les Tranchard soutenaient contre les
n^ents de l'autorité une lutte sans trêve et qui
k's passionnait. D'abord novices et victimes de
prescriptions qu'ils jugeaient monstrueuses,
puis vieux routiers rompus à toutes les ruses,
ils avaient fini par goûter une âpre joie à ces
collisions toujonrs recommencées. Quand, de-
puis trop longtemps, on les laissait tranquilles,
ils contrevenaient ouvertement aux règlements
en vigueur, pour le seul intérêt de rallumer le
conflit, d'affirmer leur audace, de déployer
leurs stratagèmes.
Nul comme le père Tranchard ne savait
prendre l'air innocent et souffreteux d"un bon
vieux qu'un cruel tyran persécute. Nulle mieux
que la mère Tranchard ne savait manier l'in-
jure indirecte ni soulever l'indignation des
passants contre les despotes sans entrailles
dont le caprice empêchait des gens qui ne fai-
saient de mal à personne de gagner leur
pauvre vie. Du reste, comme ils êtnieni, à part
ciles où la passion et le point d'honneur les
entraînaient.
Le père Tranchard avait donc fait halte à
six pas d'une fruiterie et la mère Tranchard
annonçait qu'elle avait de belles tomates d'une
voix dont les vitres tremblaient.
L'agent arriva A ses observations, le père
Tranchard feignit de suffoquer d'une terreur
qui le fit s'appuyer, défaillant, à sa voiture ; la
mÈre Tranchard joua celle qui ne savait pas cf
commença à tue-iête des excuses dérisoires, où
l'insolonce se cachait à peine sous ses lamenta-
tions.
— Fini de rire, v'tà le père la Rogne, souffla
le vieux.
C'était un brigadier, le plus redoutable de
leurs adversaires, celui contre lequel, depuis
des années, ils avaient soutenu le plus de dé-
bats, accumulé le plus de rancunes. Le sur-
nom injurieux était gratuit, car il ne se fâchait
jamais, mais froid, avisé, impitoyable et juste,
il savait les trucs et déjouait les ruses. Les
Tranchard l'exécraient et, au fond de leur
)
yeux calmes et inflexibles, tout en lui respirait
l'autorité qui ne transige point.
Sans mot dire, il écouta les explications de
l'agent et les soi-disant excases de la mère
Tranchard, mais dans la voix de celle-ci la
rage sifflait déjà et elle ne fut pas polie long-
temps. Alors, il ordonna au vieux de pousser
sa voiture jusqu'au poste.
En recliignant, le père Tranchard obéit. Au
coin de la prochaine avenue, le brigadier lui fit
faire halte. Il renvoya son subordonné à son
service. Puis il se retourna vers le couple.
— Vous devriez avoir honte... commença la
mère Tranchard.
Mais il l'interrompit de sa voix brève.
— Vous avez un fils?
Les Tranchard échangèrent un coup d'œil.
— Voui, dit la vieille. Quéque ça peut vous
faire?
)
donnant ainsi le plus bel exemple de courage
cl de dévouement...
Il savait par cœur la citalioti, qu'il récitait
d'un ton monotone.
— Voui, c'est mon garçon 1 Tout le monde
sait ça I C'a été dans le journal I dit la mère
Tranchard, illuminée d'orgueil. Et puis?...
acheva-t-elle en essayant, sans y parvenir, de
rester hostile.
— Le sergent s'appelle Albert Maîret, dit le
brigadier, — et cette fois sa voix tremblait im-
perceptiblement, — c'est mon neveu...
— Je le savais, dit majestueusement le père
Tranchard. El je trouve que Désiré a bien fail.
pas trop... un reste, non, taites ce que tous
voulez, bien entendu... Moi-même... (Il hésita,
fît un eBort désespéré) moi-même... je fermerai
les yeux...
II tourna les talons, fit deux pas raides et
revint. .
— Merci encore. Je vous remercie tous les
deux...
Gauchement il leur donna une poignée de
main et, cette fois, s'éloigna.
— Eh ben... eh ben... Il est pas tout comme
on croyait, murmura la mère Tranchard en le
suivant des yeux... Enfin, nous v'ià tranquilles,
reprit-elle, en se retournant vers le vieux. On
pourra faire ce qu'on voudra.
Ils se regardèrent, lis étaient mornes.
— On pourra faire rien du touti gémit le
vieux. D'abord on peut pas profiter de ça...
— C'est vrai. Et puis, c'est plus pareil. On
lui en vei^t plus... Et puis... si y a plus de
risques...
— Naturellement, y aura plus de plaisir...
— ¥ a pas à se faire de bile, dit>il, joyeux. Y
a d'aut'B quartiers que le sien, pas?
Kf,' ragaillardi, il saisit les poignées de la
voiture.
)
LA DISPAHIT[ON
Bourdin arriva vers la fin de l'après-midi*
Dans la petite gare grise, perdue au milieu de
la campagne, il descendit posément de son
wagon. Il était de taille moyenne, et carré des
épaules dans l'ample capote. Le casque très
enfoncé coupait d'une ligne d'ombre son vi-
sage rond, énergique et placide.
Soudain, il y eut des cris, des acclamations,
qu'accompagnait le roulement d'un tambour
fatigué. Bourdin, stupéfait, s'arrêta sur le quai.
Un groupe se précipitait vers lui. Il reconnut
le maire, M. Lanvin, les adjoints, l'instituteur,
quelques pompiers qui n'étaient pas partis, et le
garde champêtre, en uniforme comme eux ;
c'était lui qui battait du tambour.
A
Bourdin devint pourpre.
— Pas de modestie, continua M. Lanvin.
Nous savons ce que vous avez faitt nous avons
lu vos citations, et vos concitoyens sont fiers
de vous I...
Il avait préparé un petit discours mais, dans
l'émotion du moment, il ne s'en souvint plus
bien et mélangea les périodes pompeuses des
-éloges avec des souvenirs familiers sur l'en-
fance de Bourdin, qu'il avait vu naître.
Celui-ci semblait très gêné. La réception
qu'on lui faisait le flattait beaucoup, mais il
était timide et ne savait que répondre.
— J'ai rien fait de bien extraordinaire, bal-
butia-t-il.
— Rien d'extraordinaire I... Qu'est-ce qu'il
te faut, alors ! s'exclama M. Lanvin, revenant
au lutoiement familier qu'il avait répudié
d'abord pour plus de solennité.
— Un héros qui a vingt fois risqué sa vie
dans les missions les plus périlleuses... con-
tinua-t-il en retrouvant le fil de son discours...
Vous êtes sans parents, Bourdin, mais vous
>
en prenant le bras de Bourdin qu'il emmena,
suivi d'un cortège triomphal.
On suivait la roule entre les cultures. Il avait
plu, des senteurs montaient de la terre et des
plantes. Sous le ciel brouillé et doux les hori-
zons se noyaient. Bourdin regardait cette cam
pagne où il était né, où il avait grandi, qu'il
n'avait quittée que pour être soldat et qu'au-
cune autre pour lui ue pouvait égaler. Il aper-
cevait ses champs à lui, là-bas, près de la ri-
vière ; il aurait voulu aller les voir de près mais
il n'osa pas.
Il revit le village et, à quelques centaines de
mètres, un peu isolée dans la campagne, sa
maison. Il n'eut pas le loisir d'y rester long-
temps et, à peine lavé et brossé, alla dîner
chez M. Lanvin, où l'attendaient les notabi-
lités.
Le repas, excellent, se prolongea. Au dessert,
M. Lanvin but à la santé de Bourdin, et puis
lui demanda de raconter ses hauts faits. Bour-
leur demander s'ils n'en auraient pas bientôt
assez. Mais tous se passionnaient, le pressaieni
de questions et échangeaient entre eux dos
regards d'orgueil, comme s'ils eussent parliciiu-
personnellement à sa bravoure.
Bourdin, très tard, fut reconduit chez lui.
Dès l'aube, le lendemain, des gamins station-
naient devant sa porte, qui l'acclamèrenl
quand il se montra. Il sortit : des femmes l'en-
tourèrent, chaque commerçant l'invitait à
entrer pour causer un peu. Ce jour-là, Bour-
din déjeuna de midi à quatre heures chez le
premier adjoint, et dîna, de sept heures à dix
heures, chez l'autre adjoint.
Le jour suivant fut pris par le propriétaiit:
d un château voisin qui, ayant appris l'arrivcc
de Bourdin, voulut absolument l'avoir chez lui.
Li^, se trouvaient des messieurs et des dames.
)
même soir. Il n'avait pas vu Bourdin mais il
avait appris son retour et venait, espérant le
trouver là. Alors, où était Bourdin ? Le mystère
devenait inquiétant.
Dans la nuit close le vieux garde s'en alla.
La maison de Bourdin était sur son chemin, il
s'y arrêta et, pour se convaincre qu'elle élail
vide, frappa à la porte trois coups espacés
comme il le faisait jadis pour se faire recon-
naître de son taciturne camarade.
Après un moment, eo haut delà maison, une
lucarne s'ouvrit et la léte de Bourdinse montra.
— Eh ben, qu'est-ce que tu fais là-haut? cria
le vieux, surpris.
— Chutl... dit Bourdin, inspectant d'un re-
gard les alentours, je vais t'ouvrir.
— Qu'est-ce qu'il y a donc? demanda avec
étonncment le vieux, quand il se fut glissé par
la porte entre-bâillée et aussitôt refermée.
— Il n'y a rien, dit Bourdin placidement,
tout en posant sur la table une discrète petite
lampe. Je suis content de te voir.
— Moi aussi, je peux le dire. Mais pourquoi
donc que tu t'enfermes comme ça? On te
et j*irai leur dire au revoir avant de repartir...
Mais, vois-tu, ils ne m'ont pas laissé une mi-
nute à moi... Alors je voulais être un peu tran-
quille... Ici, c'est chez moi, j'ai des provisions,
je suis bien...
— Tu n'imagines pas, repril-il après un si-
lence, depuis le commencement ils ont tous été
après moi comme des enragés... Je ne savais .
plus à qui entendre... Vrai, c'était pas une
permission...
I
>
A demi allongé sur les coussins moelleux de
la somptueuse auto paternelle, Henri Dorel,
fumaut une cigarette d'Orient (il n'était pas
bien sûr de ne pas préférer maintenant le
caporal), allait vers les Champs-Elysées.
Il était arrivé le matin même. Ilavail embrassé
son père avec une émotion d'autant plus vive
que celui-ci, essentiellement digne et correct de
coutume, pleurait lui>mëme sans vergogne, en
répétant seulement: «Comme ta mère serait
fière de toi si elle vivait... »
Puis Henri Dorel, en retrouvant dans le luxe
confortable du petit hôtel tous les détails de la
richesse bien comprise, avait en même temps
retrouvé les sensations et les impressions.
1 autre existence a ou ii venait et vers laqneiie
il retournerait dans quelques jours. Il avait
revêtu l'uniforme neuf, d'une parfaite éléf^ancc,
qui l'attendait; il avait déjeuné avec un appétit
juvénile, accru par l'excellence du repas ; il
avait accompagné son père, qui devait assister
à une réunion, et maintenant, seul, il allait
voir sa cousine Charlotte. Elle avait vingt-huit
ans, elle était veuve et elle était très jolie-
Henri Dorel se rappelait, avec une petite
chaleur au cœur, certaines de leurs dernières
conversations d'avant la guerre où elle avait
bien voulu ne pas le traiter tout à îsâl comme
un enfant sans importance. Il avait hâte
d'arriver, dans le très grand espoir qu'elle serait
seule.
La voiture s'arrêta. Il descendit, évitant la
boue avec soin. Mais, presque au même
moment, se jeta dans ses jambes un gamin de
six ans qui allait parmi les promeneurs en
regardant derrière lui.
— Prends donc garde, Julot ! dit une voix
d'homme. — Excusez... Bon Dieu, c'est Dorel :
— Bernard ! s'exclama le jeune homme.
une ardeur obsUuée ; il avait, à son bras droll,
une jeune femme blonde, assez pauvrement
mise, d'aspect frêle et énergique^ qui poussait,
de sa main libre, une voiture d'enfant ; une
petite de quatre à cinq ans le tenait par un pan
de sa capote et, d'un air gcave, traînait ses pieds
dans la boue. Derrière, venait une vieille toute
ridée, en bonnet et châle noir, avec deux autres
enfants. Le gamin qui avait heurté Dore
ouvrait la marche, à reculons, pour voir son
père.
— Par exemple ! Je peux dire que je suis
content 1
La face de Bernard s'était illuminée. Il avait
lâché le bras de sa femme et serrait de toutes
ses forces les mains du jeune homme. Les
enfants, se poussant, les entouraient, le cou
tendu. Dorel ne put s'empêcher de se dire
)
— C'est ma femme, reprit-il, et puis, c'est sa
mère, et puis c'est les gosses ! Reculez-vous
donc, marmaille, vous allez nous étouffer.
— Ils sont tous à toi? demanda Dorel.
— Non. Quatre seulement. Les deux autres
sont à une voisine. La mère est malade, ajouta-
t-il en baissant la voix, alors on les garde
jusqu'à ce qu'elle sorte de l'hôpital... Mais
vrai, quelle veine de se rencontrer comme ça !
Je ne peux pas dire ce que je suis content !
— Moi aussi, dit Dorel avec chaleur.
— Ça fait longtemps depuis qu'on s'est vu,
poursuivait Bernard. Attends voir... C'esl
depuis avril... C'est là que tu as été blessé... Et
moi qui ne te demande pas... mais je vois bien
que tu ne te ressens plus de rien.
— La jambe, rien du tout, et la figure... c'est
fini aussi.
11 montrait sur sa joue une cicatrice fine.
— Juste ce qui faut pour que ça soit bien, dit
avec admiration la vieille.
— Tu es toujours dans l'Est ? demanda Dorel.
que je suis pas là pour ça. Alors, comme c'est
dimanche, on se promène...
— Papa ! c'est mon tour ! Pose-le, Dédé !
Prends-moi ! piaula soudain la petite qui tenait
le pan de la capote.
Dédé, indigné de celte prétention, se cram-
ponna plus fort et lança vers sa sœur un petit
coup de pied qui n'atteignit personne. La mère
les fit taire. Bernard continiiait :
— Je peux dire que je t'ai regrelté, quand tu
as été parti ! Dame, on était bons copains, nous
deux! Du premier coup, on s'est bien entendu...
Crois-tu, quand ta n'as plus été là, des fois où
j'étais vraiment fatigué, où je dormais tout
éveillé, autant dire, il m'est arrivé de te
parler... Je ne savais plus, quoi... mais c'est
pour dire que tu m'as manqué...
— Je voulais toujours l'écrire, et puis...
— Oui, on a la flemme et puis on n'a pas le
'i
tant, déclara Bernard-
— Tu n'as rien à envier à personne I
Dorel eut un mouvement d'épaules amical.
— Vous ne vous doutez pas, Madame, con-
tinua-t-il, en s'adressant gaiement à la jeunu
femme, ce qu'il est pour sa section, votre raan,
ce qu'il a été pour moi...
— L'écoute pas, Amélie, interrompit Bernard .
Si je lui ai donné' des petits conseils, dans les
commencements, pour des détails, a'est-cc
pas? ça n'a pas été bien malin, puisque j'étais
là avant lui. Du reste, j'ai jamais eu besoin de
rien lui dire deux fois. Et si on parle de bon
type, en voilà un 1 Ce qu'il avait c'était à tout le
monde: et du tabac, et du chocolat, et tout,
pour les camarades qui ne recevaient rien. Je
ne dis pas ça pour moi, ajouta-t-il aussitôt ; on
ne m'a jamais laissé manquer de quoi que ce
soit, même que ça n'a pas dû être toujours
commode, hein, Amélie?
— tA tu te rappelles le jour où il pleuvait
tellement que le mur de terre de la tran-
chée...
Il s'interrompit. Le valet de pied de Dorel
avait quitté l'auto, toujours arrêtée au bord du
trottoir. 11 s'était approché et, immobile, cor-
rect et digne, il attendait que son maître
s'aperçût de sa présence.
— Monsieur n'a pas dit si la voiture devait
>
reçu fit démarrer.
Il y eut un silence. Bernard, qui avait toujouis
son enfant sur le bras, regardait maintenant
Dorel, et il s'apercevait de tout ce qu'il n'avail
pas remarqué d'abord dans sa joie de la ren-
contre. Il se souvint de mille détails auxquels il
n'avait pas pris garde au temps où tous deux ris-
quaient leur vie ensemble. Il comprit, fut gêni
et, sans doute, souffrit, car ses traits et sa voix
changèrent.
— Je vous ai dérangé à vous retenir comme
ça, dit-il, en s'efforçant de prendre un ton na-
turel... On ne se rend pas toujours compte,
n'est-ce pas ? Allons, les enfants, faut filer '
ajouta-t-il brusquement.
— Vous ! Tu me dis vous, maintenant ? cria
Dorel.
Une émotion lui serra le cœur. Il se souvint
de ce que Bernard, avec son courage calme,
à côte. Il pensa aussi que, pour cet homme, le
sacrifice était double, puisqu'il s'étendait jus-
qu'aux épreuves et aux privations de ceux qu'il
aimait. Il aurait voulu, par des mois, par un
acte, combler la dislance soudaine jetée entre
eux deux, qui, peut-être, ne se reverraient
plus...
Tout à coup une petite voix, déjà entendue,
s'éleva.
— Papa I c'est mon tour I Pose-le, Dédé !
Prends- moi !
Dorel tressaillit. Il eut une pensée désespérée
vers Charlotte, mais tout s'effaçait pour lui
devant l'obligation du moment.
— Viens, c'est moi qui vais te porter !
Et, en se penchant vers la petite, il demanda
simplement à Bernard :
— Ça ne te dérange pas, qu'on fasse un tour
ensemble ?
— Monsieur, vous n'y pensez pas? Elle va
vous salir ! criait la jeune femme suffoquée.
Voyons, Anna 1...
DANS LES DÉCOMBRES
Depuis des mois et surtout depuis ces der-
nières semaines où, en convalescence d'une
blessure grave, il avait été libre de songer à
loisir, Edouard Foulloy s'était plu à imaginer
sous des formes diverses l'intrigue que révélait
sa trouvaille. Finalement, son goût pour le
romanesque et l'inattendu l'avaient décidé à la
démarche qu'il faisait.
Dans une rue tranquille d'Auteuil, c'était un
grand pavillon au milieu d'un jardin.
Edouard Foulloy sonna et demanda M. de
Blaye. 11 avait préparé un motif plausible pour
expliquer sa visite, mais la servante répondit
que M. de Blaye n'était pas venu en permission
depuis deux mois.
— On vous a dit quemon mari n'étaitpas ici,
dit-elte sans trop regarder son visiteur. Si c'est
pour une question de service...
— C'est à madame de Blaye elle-même que
j'ai l'honneur de parler?
— Oui ; de quoi s'agil-il ? Peut-être êtes-
vous un permissionnaire sans fomille ? de-
manda-l-elle avec bienveillance. Dans ce cas,
en effet, mon œuvre...
Edouard Foulloy devint très rouge.
— Permettez-moi de me présenter. Madame,
dit-il avec une politesse cérémonieuse. Je me
nomme Edouard Foulloy ; je suis, ou plolôt
j'étais, étudiant en droit, je préparais mon
doctorat... Ma famille habite Paris et ma dé-
marche...
Il s'interrompit et devint confldenliel.
— Sommes-nous seuls, Madame ?
Elle eut l'air étonnée et recula un peu.
perdu et repris définitivement le village d'Or-
chères, où se trouve La Verdière.
— ^^Âhloui, notre maison de campagne, dit
la jeune femme. II n'en reste pas grand chose,
n'est-ce pas ?
— Malheureusement c'est la vérité. Madame ;
mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Ou plutôt
cette destruction n'est sans doute pour vous
qu'un incident insignifiant auprès de l'angoisse
que vous cause le sort de ce que vous y avez
laissé...
La jeune femme ouvrit de grands yeux stu<
péfaits.
— Ce que j'y ai laissé ? Mon angoisse ? Que
voulez-vous dire ?
— Dans le bombardement, votre maison a
beaucoup souffert. Les meubles du premiei-
sont, par le plancher effondré, tombés au
rez-de-chaussée. Quand nous sommes rentrés,
victorieux, dans Orchères, j'ai été, avec la sec-
tion où je suis sergent, occuper La Verdière.
C'est alors que j'ai fait la découverte dont je
^
que joncnaieni ics meuuies en morceaux, ii y
avait, épars, de nombreux papiers, parmi les-
quels se trouvaient des enveloppes de lettres et
des cartes de visite. C'est ainsi que j'ai su
votre nom et votre adresse. Et il y avaitaussi,
au milieu des décombres, bien en vue, et
sorti sans doute de quelque tiroir secret éven-
tré, ce paquet de lettres que je vous rap-
porte.
Il présentait à la jeune femme, après les avoir
dépaquetées, une liasse de lettres nouées par
une faveur. La faveur était sans couleur et la
lettre du dessus presque illisible, tant elles
étaient maculées.
— Je suis peut-être ridiculement roma-
nesque, continua-t-il, mais, lorsque j'ai vu ces
pauvres lettres gisantes au milieu desruines,je
n'ai pu m'empécher de les ramasser. J'ai jeté
les yeux sur la première. L'encre violette eu
est à demi effacée par ta pluie qui tombait du
toit crevé; mais, sur cette feuille extérieure,
j'en ai pu lire assez pour me convaincre que ce
sont là des lettres d'amour et d'amour caché.
Je n'ai pas cru devoir les laisser là. Elles ne
m'ont pas quitté depuis. Personne autre que
— Pas à vous?...
— Non, Monsieur I Si elles étaient à moi,
elles seraient de mon mari et ce n'est pas là
son écriture, si peu que j'en voie. Du reste,
je n'ai laissé aucune lettre de lui à La Ver-
dière.
— Madame, vous pouvez être assurée de ma
que ce diminutif tendre par quoi commence la
première.
Il se tourna pour prendre les lettres, La
vieille dame, passant près de lui sans hâte, les
avait saisies sur la table.
— Il suffirait sans doute de voir les dates,
s'il y en a, dit-elle, en entrouvrant le haut du
paquet, avec, à peine une ombre de curiosité
sur son visage paisible. — Tenez, voyez ;
27 juin 1883 ; ces lettres sont très anciennes et
c'est le temps plus encore que la pluie qui ena
blanchi l'encre. Qui sait d'où elles pro-
viennent? Qui sait quel est celui qui les a
écrites? Qui sait quelle est la femme qui les a
reçues ? Peut-être était-elle libre ? Peut-être
était-elle veuve ? Peut-être n'a-t-elle pu se rema-
rier à cause d'un enfant ombrageux et jaloux
qui en aurait trop souffert et n'a-t-elle pas eu
pourtant le courage de sacrifier son amour?...
Peut-être... Mais tout cela nous importe peu,
n'est-ce pas ? Cela nous est étranger, et c'est si
lointain... Ne gâchons pas votre discrétion,
Monsieur. Ces pauvres lettres, arrachées après
que rien vint troubler rapaisement de son
visage.
Depuis une semaine, l'appartement de la
rue de Maubeuge était en branle-bas. M"' Bulle
attendait son filleul, un soldat nommé Jules
MaiUe.
Ce jour-là» dans la salle à manger, M"^ Bulle
entra, comme midi sonnait. C'était une per-
sonne forte et de haute taille. Avec une activité
débordante, elle gouvernait son mari et ses
deux filles, Pauline et Germaine. Celles-ci lui
ressemblaient autant que deux jeunes per-
sonnes sveltes, de quinze et dix-sept ans,
peuvent ressembler à une grosse dame qui en
a quarante-cinq. M. Bulle était un petit homme
sec, un peu chauve, un peu jaune, et qui aurait
voiilu être majestueux et qu'on ne s'aperçoive
é
manger, M"* Bulle.
— C'esl fini ! annonça-t-elle. Tout est prél :
La chambre du sixième est arrangée. Moi.
filleul y couchera. Mais, qu'est-ce que CIO-
mence attend pour servir?...
M"' Bulle frappa un coup sec sur un timbiL-.
— As-tu pensé aux cigares? reprit-elle, lu
se tournant vers son mari.
Il prit un air important et passa la main su:
sa courte barbe grise.
— Sans doute, sans doute, chère amie, j";ii
choisi moi-même...
Comme d'habitude, elle lui coupa la pa-
role.
— Laisse donc ta barbe, cela m'agace I l'.l
surtout, qu'on n'oublie pas mes recommand.t
lions : quand mon filleul sera là, il faut le
mettre à son aise. C'est un garçon très simple,
un ouvrier mineur des pays envahis. Il f;iui
qu'il se sente chez lui. Il faut le familiarisLi-
avec nous tout de suite.
Un coup de sonnette l'interrompit, et, au
bout d'un instant, la bonne survint.
— Madame, c'est un soldat.
)
— Bonjour, mon filleul ! Comme je suis con-
tente de vous voir 1 Vous arrivez à point, vous
allez déjeuner avec nous ! Non, non, je ne veux
rien entendre ! Vous n'avez pas déjeuné I Ger-
maine, Pauline, voyons, prenez son paquet,
son casque, débarrassez -le ! Clémence, mettez
un couvert, là, à ma droile !
Elle se pencha vers la bonne et, baissant la
voix :
— Ouvrez la boite de poulet en gelée.
Faites une omelette au rhum. Apportez le vin
vieux.
— Et vous avez fait bon voyage? reprit-elle
tout haut, en se retournant vers le soldai, si
vivement qu'il tressaillit.
C'était un garçon de vingt-cinq à vingt-six
ans, à l'air robuste, avec une tête ronde, aux
cheveux blonds coupés ras, des yeux clairs, un
nez en trompette et des joues criblées de
taches de rousseur. Sa capote était sale et ses
brodequins boueux. 11 restait debout, imn:obile,
)
M"* Bulle l'interrompit.
— Pas du tout ! Vous êtes très bien ! Au con-
traire ; c'est la tenue des braves ! Asseyez-vous
là. Alors, vous voilà enfin... Je suis bien con-
tente 1 Prenezdu saucisson. Mon ami, verse-lui
donc du vin !
— Excusez, recommença le soldat, faut que
je vous dise...
— Tout à l'heure, déjeunez d'abord !
ordonna gaiement M"* Bulle. Etes-vous bien
assis?... Mais vous ne mangez pas! Voyons,
Clémence, et les biftecks... Qu'ils ne soient pas
comme de la semelle, surtout 1
Elle gourmandait la bonne, rappelait à
l'ordre, des yeux, son mari et ses filles, entas-
sait des victuailles sur l'assiette du soldat qui
y touchait à peine, mangeait elle-même avec
un excellent appétit pour l'encourager, le tout
sans cesser de parler avec une volubilité crois-
sante et hospitalière.
— Vous avez six jours, n'est-ce pas? Eli
bien 1 pendant ces six jours, on va s'occuper
de vous distraire. Non, ne me répondez pas.
— Votre blessure, c'est du mois de juin ? di-
écrire de rhôpital. Vous n'y 6(es pas resté long-
temps,.. Vous avez été bien soigné, n'est ce
pas? Et puis, vous êtes si courageux... Du reste,
déjà dans la vie civile, vous faisiez un métier
si dur, si périlleux... Non, non, ne protestez
pas... Eire mineur, vivre à des kilomètres sous
Icrre, c'est effrayant 1... Moi, je ne pourrais
pas... Mais, dites-moi donc, dans le» tran-
chées...
Elle continua, posant question sur question,
sans attendre de réponse, se désolant devoir
que son filleul semblait mal à l'aise et redou-
blant d'etîorts pour le familiariser. Ses filles,
après un ou deux essais de conversation, im-
médiatement bloqués par leur mère, se tai-
saient. M. Bulle, fort vexé depuis qu'on lui avait
publiquement dit qu'il était jaune, gardait le
silence et se contentait de relnplir le verre du
soldat qui, lui-même, n'osait plus essayer de
placer un mot.
La bonne apporta le dessert. M. Bulle dé-
lioiiclia nue bouteille de vin vieux. A ce mo-
ment, M'"-" Bulle achevait Icxtraclion difficile
d'un aiiunas de sa boftc et l'nllention qu'elle y
pas lieu, il continua :
— Ça ne se peut pas, parce que Maille, c'est
pas moi. Je ne suis pas le filleul.
Il y eut un silence de stupeur.
— Comment cela ? balbutia M"" Bulle ahu-
rie.
Mais, sans la regarder et en s'adressant exclu-
sivement à M. Bulle, comme si celui-ci l'intinii-
dait moins, le soldat poursuivit :
— Je ne suis pas Maille. Je ne suis pas mi-
neur. Je ne suis pas le filleul. Moi, c'est Biernu,
Edmond, cultivateur. Maille, c'est un cama-
rade. Il n'a pas pu venir. Il a mal au pied. Nous
venir. Alors, j'ai essayé de prévenir cette dame
(il eut un geste du pouce par-dessus son épaule,
pour montrer M"' Bulle). Depuis toulà l'heure
j'ai essayé. C'est pas juste que je prenne la place
de Maille, qu'est le Olleul.
Il s'arrêta, manifestement satisfait d'avoir
enfin réussi à éclaircir la situation. M. Bulle se
tirait la barbe. La jeune Pauline sortit de la
pièce, ne pouvant résister au rire déplacé et
convulsif qui la suffoquait.
M'"' Bulle fil un effort énorme sur elle-
même.
— Qu'est-ce que cela fait ? dit-elle, du ton le
plus naturel qu'elle put. L'un n'empêche pas
l'autre. Restez avec nous, cela nous fera grand
plaisir.
— Merci beaucoup, dit Biernu, mais cane se
peut pas. On m'attend. C'est la comtesse de
Porchccroix. C'est rue de Varenne. Porche-
croix, c'est mon sergent. J'y suis déjà allé à ma
convalescence. Alors, j'ai promis pour mainte-
nant...
— Passez la journée avec nous, propcsa
M. Bulle. Vousirez demain seulement.
qu'on me prenne mon filleul, quand il vien-
dra !
Biernu avait repris son casque et son paquet.
Il leva les yeux sur M""* Bulle, hésita, et un sou-
rire éclaira son visage.
— Je le verrai Maille, là-bas, avant qu'il
vienne ici, dit-il. Je lui dirai comme on est bien
chez vous... C'est une veine qu'il a, de vous
avoir comme marraine !
Il s'en alla.
M°* Bulle s'était ressaisie. Elle regarda d'un
air de défi son mari et sa fille aînée.
— Pauvre garçon ! prononça-t-elle avec au-
torité, comme il aurait voulu rester ici !
à
1
EMILIE
M<" Lanvin, installée à un petit guéridon,
goûtait avec du malaga et des gâteaux. Sou-
dain, elle leva les yeux. Une petite pauvresse
collait son visage à la vitre de la pâtisserie.
M" Lanvin, veuve depuis des années, riclie
et sans enfants, était devenue d'un égoîsme
tranquille, mais elle avait de la sensibilité. Dans
le regard qui la fixait, elle crut lire la souffrance
et la faim. La scène la frappa fortement. Elle
cul presque honte du chou à la crème où elle
mordait. Elle choisit un pudding nourrissant et
le fît porter à l'enfant. Rassérénée, elle acheva
de goûter et sortit.
— Merci, Madame, dit une voix timide.
C'était la petite pauvresse, une enfant de
1
M."" Lanvin fut émue, elle fouilla dans son
sac et en tira un franc.
— Pauvre petite... Tiens, voilà pour lui...
Elle s'éloigna en hâte. 11 était tard et elle dî-
nait en ville.
Le souvenir de l'eafant la poursuivit. Le soir,
cliez ses amis, elle en fit un portrait émouvant,
et deux jours après, quand elle retourna goûter
à la pâtisserie, ellese demanda si elle la retrou-
verait.
Elle la vit enefTet, plus minable encore, tran-
sie par le vent aigre. Cette fois. M"* Lanvin lui
posa diverses questions, mais l'enfant répondit
à peine, avec des réticences et des effarements.
Pourtant, elle laissa échapper son nom, Emilie
Beloy, et son adresse, dans le quartier du Jar-
din-des-Plantes, mais elle parut regretlci
d'avoir parlé et resta tremblante.
elle, boulevard Saint-Germain.
L'enfant arriva le lendemain. M"* Lanviii,
dont l'imagination avait marché et dont la
curiosité avait grandi, )a fit goûter et l'inter-
rogea de façon pressante.
— Voyons, mon enfant, il y a des choses que
tu ne dis pas... J'en suis sûre... J'ai un instinct
infaillible... Parle ! Avec qui vis-tu? Avec ta
mère?
^Oui. II y a aussi le grand-père...
— On te traite bien? On ne te bat pas ?
La petite baissa la tête.
— Faut que je rapporte de l'argent. Vingt
souspar jour au moins...
— Quelle horreur !... — M™' Lanvin avait
tout compris. — On t'enToie mendier et quand
tu ne rapportes rien, on te roue de coups, on
te prive de nourriture, n'est-ce pas ?
La figure de l'enfant se crispa comme si elle
allait pleurer. M"' Lanvin continuait :
— ^ Mon Dieu, mon Dieu, quelle horreur !
Quand on lit de telles choses dans des romans,
d\
uerai, je te ferai manger... Dis-moi : Ton pcli'
frère est-il bien traité ?
— Ben, luit il est petit...
— C'est cela ! On le préfère I C'est toi I;.
souffre-douleur 1...
M*"* Lanrin poursuivit ses questions. L'enfnni
répondait par monosyllabes ou ne répondiiil
pas du tout, mais toute une histoire lamentalilc
se dessinait. Le grand-père était, si possible,
plus impitoyable encore que la mère. Il s'eni-
vrait et battait Emilie, lui interdisait de man<<c[
lorsqu'elle n'avait recueilli qu'une somme iti-
suffisante. Cette enfant, intelligente et délicate,
était la victime des plus affreux traitemenl.s.
M."" Lanvin, frémissante, arracha tous ces di;-
tails bribe par bribe, ce jour-là et les jours sui
vants. La petite venait chaque tantôt, goûI:iil.
recevaïtvtngt sous et racontait^ ou plutôt répnji-
dait, généralement par des silences et quelque-
fois par des larmes, aux questions de sa bien Tai-
trice.Toute une tragédie de misèreet decruatili'
traversait la vie quiète et oisive de M.""" Lanvin
qui, révoltée et passionnée, attendait les visites
de l'enfant avec une impatience fébrile.
Elle était résolue à faire son devoir. Les
supplications de la petite ne l'en dissuadèrent
pas.
Le lendemain, au quatrième étage d'une
maison plus sordide que tout ce qu'elle avait
jamais soupçonné. M"" Lanvin, qui s'était, par
prudence, fait accompagner de sa cuisinière
qu'elle laissa sur le palier, entra chez la mère
d'Emilie. Dans une grande pièce nue et man-
sardée, qui était coupée à Rauteur d'homme
par la cloison d'un cabinet vitré, une femme
la main plutôt que te donner une pictienette...
— Emilie, mon enfant, qu'est-ce que cela
veut dire ? cria M"' Lanvin, tM-rifiée par
l'accent de sincéritédu vieux,
La petite haussa les épaules.
— Ça veut dire que c'était des blagues ce que
je vous ai raconté. Fallait bien vous intéresser...
Vous m'auriez-t-y donné les vingt sous par jour
sans ça ? Du reste, c'est vous qui avez tout in-
venté. Vous parliez, vous parliez... j'avais qu'à
ne pas dire non... Ce qui n'est pas de la blague,
c'est que si je rapportais rien, on mangeait
pas ; maman n'a pas d'ouvrage et grand-père y
peut plus travailler... Je voulais qu'on vous
laisse croire l'histoire, mais y a pas eu moyen
qu'y se taise !...
— Par exemple... par exemple... — M"" Lan-
vin suffoquait.— Et... et le petit malade?
— Y joue dans la rue, dit le vieux. Y va
comme un pont neuf dès qu'il a de quoi man-
ger... Ce qu'est vrai, ma bonne dame, voyez-
à
sants, nous autres, on sen renaoïeacompte,
allez I On n'est pas réfugiés, on n'est pas paren t ~
de prisonniers, on n'a même personne à hi
guerre. Le mari de ma fille est mort y a cinq
ans. On n'est rien. Depuis la guerre, c'est pas
pire qu'avant, pour nous, ça c'est vrail On
continue à crever de faim I
— Je... je vous aiderai quand même... gémit
M'^'Lanvin, qui ne se remettait pas. Mais cetic
comédie... cette comédie...
— Ben quoi, protesta le vieux, vous regrettez
tout de même pas qu'on l'ail pas martyris^-e,
Emilie?...
>
M. Laloir descendit à huit heures moins cinq
du métro de Passy et entra à huit heures pré-
cises chez M. Marbel.
II y dînait toUs les quinze jours et ces invita-
tions étaient une de ses plus grandes satisfac-
tions : il aimait la bonne cuisine, les bons vins
et les installations bien comprises, toutes
choses que l'état actuel de sa fortune ne lui per-
mettait pas de s'offrir, et qu'il trouvait chez
M. Marbel, célibataire de cinquante-cinq ans,
riche, plein d'expérience, d'égolsme et de bien-
veillance, qui recevait à la perfection, toutes
les semaines, un petit nombre d'intimes.
En entrant dans le salon, M. Laloir vit qu'il
y avait, en dehors de lui, quatre invités.
semblable courroux. Jadis ils avaient été amis
ntimes, mais, aux portes d'une petite ville du
nord-est, ils possédaient des propriétés conti-
guëa où Us passaient six mois de l'année en
temps habituel. A propos de droits réciproques
une haine farouche était née entre eux, avait
grandi, surexcitée par les mauvais procédés,
les injures répétées et les phases exaspérantes
d'un interminable procès.
Sans paraître s'apercevoir de leur fnreur
contenue, M. Marbel, adossant toujours à In
cheminée sa stature imposante, les regardait
avec bienveillance.
— Si nous passions à table, dit-il.
nous n avons pas eu oc quatrième pour noire
bridge, et je n'aime pas les nouveaux visages...
Il faut en finir avec celle histoire qui, j'en suis
sûr, n'a aucune importance... Et puis, voyons,
en des temps comme ceux-ci... d'anciens
amis... des voisins qui devraient se trouver uni»
en face de l'épreuve... Pour des bêtises... pour
des futilités...
M. Plastin ricana de nouveau :
— Des futilités!...
— Des années d'injures I d'insultes ! de déri-
sion t cria, avec .indignation, M. Laloir.
— Des procédés de malfaiteur !
— Un procès conduit selon les stratagèmes
de la plus misérable chicane...
M. Marbel eut'un geste pour tes apaiser.
— Je vous en prie... Voyons, mes chcis
amis, ne peut-on vous réconcilier?... Sacrifiez
quelques rancunes mutuelles, quelques froisse-
ments... Entre vous, je suis sûr qu'il n'y a rien
de grave...
— Il y. a le mur I gronda M. Laloir.
■ — C'est faux ! siffla M. Plastin.
— Le mur de ce monsieur empiète d'au
moins un mètre sur ma propriété. J'ai re-
trouvé les anciens plans. J'ai d'abord essay*^
arbres qui...
— Si le mur était à sa place...
— Il y est, Monsieur !
Les deux hommes s'étaient dressés, face à
face, dans une fureur qu'aucune considération
ne pouvait plus modérer.
M. Marbel s'interposa.
— Un instant, dit-il. Je vous ai priés devenir
tous deux ce soir à cause de la présence de mon
neveu Georges, que j'ai eu le plaisir de vous
présenter tout à l'heure. 11 est officier, comme
vous le savez et justement il a, voici quelque
temps, pris part à des combats qui ont eu lieu à
Lermay...C'estlàoù se trouvent vos propriétés,
n'est-ce- pas t Vous n'avez pas eu de renseigne-
ments récents?
— ^Non, dit M. Laloir.
— Non, dit M. Plastin.
Tous deux s'étaient tournés vers l'officier qui
les regardait avec une sorte de curiosité.
— Eh bien ? demandérenl-îl ensemble.
— Eh bien, messieurs, je suis fâché de vous
le dire, mais si mes souvenirs sont bien exacts.
le iiiiuii I cuiui ue m inuisun sans ueiveucre i u
droite du mur?
— Je ne sais pas, dit l'officier. Tout est bou-
levcis(ï, je vous dis, et il n'y a plus qu'un seul
jardin parce qu'il n'y a plus de mur du tout.
— Il n'y a plus de mur... prononça lente
ment M. Plastin.
— Non, le bombardement l'a mis enmiettes.
Il n'y en a plus traces... On s'est battu ferme,
je vous assure...
Il n'en dit pas plus. Les deux hommes se
regardaient, béants. 11 semblait que leur haine
se soit, avec le mur, licrouléc. Chacun d'eux, à
n'être pas seul éprouvé, sentait pour l'autre
une confuse sympathie ; l'acre consolation
— Il y était 1 dit M. Plastin en froaçant les
sourcils.
De nouveau ils se mesuraient du regard.
— Non, non, ne recommencez pas à vous
disputer... Vous aurez le temps plus tard... si
cela vous amuse encore, dit M. Marbel en les
poussant vers la table de bridge. ^ !
ê
t
veut te parler!
Un vieux^ occupé à revêtir une blouse dépe-
naillée, tourna une face eSarée. embroussaillée
de poils gris.
— Quoi qu'y me veut, l'patron?
— Viens avec moi, tu le sauras.
Le vieux le suivit, alarmé.
— Y va pas me renvoyer, au moins? Sûr, on
lui aura encore raconté des choses... Si c'est
pas une honte, faire des misères à un pauv'
vieux de soixante-huit ans...
— Blague donc pas. Tas que soixante-trois
>
m'en conter...
— Justement, gémit le vieux. J'ai qne toi
d'ami... Alors, tu me défendras, mon Bigot.. ■
Sans ça...
— Sûr, dit Bigot, nulle part tu trouveras à
être payé pour ne rien faire, et qu'on te garde
malgré que tu sols sale et soiflard comme per-
sonne.
Le vieux s'arrêta pour larmoyer.
— Je suis un pauv' vieux ! Faut pas qu'on ou-
blie ça ! C'est-y ma faute si j'ai pas le cœur à
faire toilette et si, de temps en temps, y me faut
une goutte pour me remonter?...
— Tais-toi donc, tu coursaprès tout le monde
pour te faire payer à boire. Tu ne fiches plus
rien... Tu as des ardoises partout.,.
— C'est vr&i. J'sais plus par où passer pour
venir à l'afelier. Si tu crois que c'est une vie.
acheva le vieux, tra^que.
Us étaient arrivés à ta porte du bureau. Bigot
frappa et fit entrer le père Leroul qui, voûté,
tremblotant, les yeux baissés, semblait prêt à
défaillir. A sa stupeur, la voix qui l'interpella
fut bienveillante.
fier d'avoir chez moi son parent, très fier. C'est
un honneur pour tout l'atelier... J'ai tenu à
vona le dire... Une poignée de main, père Le-
roul, et permettez-moi...
Dans la poignée de main, le père Leroul re-
çut un hillet plié. II halbutia quelques mots et
fut emmené par Bigot.
— Hein, mon vieux, tu ne t'attendais pas à
ça I dît celui-ci. J'ai voulu te laisser la surprise.
bien tout de même, pas?... Et t'as entendu ce
qu'il a dit, le patron : Ça me fait honneur et on
estfîerde m'avoir à l'atelier...
Le front haut, il rentra parmi les ouvriers.
Bigot fit venir du vin blanc. Le père Lerou',
entouré d'un respect inhahiluel, but avec di-
gnité à la santé de son petit-fils. Il ne songeait
plus à larmoyer. 11 attendait le soir avec imp;i-
tience afin de voir quelle forme prendrait, choz
le marchand de vins où il mangeait ainsi que,
dans la maison où il habitait, l'admiration et In
curiosité.
Le résultat dépassa son attente. Il fut entourù.
— Oui. Autre chose.j'aime mieux pas en avoir
(Iii tout que d'en avoir qu'un petit peu.
Bigot se mit à rire.
— Eh bien, prends-en benucoup...
— Ça ne se peut plus...
— Qu'est-ce qui t'est arrivé? El puis, dis
donc... J'ai vu la feuille de l'atelier. Voilà que tu
j
avaii onze visiteurs, aont irois aames et un
officier. L'huissier, en habit noir, impassible
et correct, avait classé méthodiquement leurs
fiches. M. Bernage n'était pas rentré encore.
La pièce sévère, à demi sombre, au luxe im-
personnel, semblait un îlot de silence déprimé
où parvenait à peine le bourdonnement indis-
tinct de l'immense maison de commerce, im-
portante comme une grande administration, et
qui remplissait tout le vaste immeuble de l'ac-
tivité puissante de ses alïaires.
Il y eut un appel de téléphone. L'huissier
s'absenta, revint dans le salon d'attente et,
très digne, annonça que M. Bernage était retenu
>
sauf une vieille dame résolue et ud pauvre
hère résigné, s'en allèrent.
L'officier sortit le dernier. C'était un homme
d'une trentaine d'années, brun, bien découplé,
au visage hâlé et aux yeux assurés. Une cica-
trice, récente encore, coupait sa tempe gauche ;
une brochette de rubans mettait une courte
raie rouge, jaune verte et brune sur sa vareuse
bleu dair.
Lentement, et comme s'il hésitait sur ce
qu'il voulait faire, 11 traversa la cour et gagna
la rue.
Ses yeux tombèrent sur un soldat qui ve-
nait en sens inverse. Il eut un mouvement de
surprise.
— Vergan t s'exclama-t-il.
Le soldat, un Jeune homme de vingt-deux
ans, aux traits fins, à l'air intelligent et déddé,
leva la tête. Son visage s'éclaira.
— Mon lieutenant 1... Ah I mais pardon...
mon capitaine...
— Oui, j'ai été promu il y a deux mois. Je
' suis content de vous rencontrer, Vergan. Quand
Le jeune homme avait parlé avec la sponta-
néité d'un enthousiasme sincère, plein d'admi-
ration et d'aftection.
Un an avant, en arrivant au front, il avait
été sous ]es ordres de Robert Mareil, alors
lieutenant, et dont l'inlassable énergie, ta bra-
voure à toute épreuve, l'initiative toujours
heureuse et la franche et juste cordialité fai-
saient un chef incomparable qui était adoré de
ses soldats et pouvait tout obtenir d'eux.
Mareil parut content mais interrompit Ver-
gan.
— Laissez donc. Quand on a des soldats
comme vous autres... Enfin, si mes hommes
ont bonne opinion de moi, j'en suis heureux.
Et vous, Yergan, vous êtes un excellent soldat,
brave, actif, débrouillard, et aussi un garçon
bien élevé, instruit, ce qui ne gâte rien...
J'avais plaisir à causer avec vous. Alors, vous
voilà à Paris... En permission?...
^
Ê^
J'ai été blessé, il y a trois mois, et maintenant
j'ai trente jours.
— Et votre famille habite Paris, il me
semble... N'étes-vous pas étudiant en droit?
Le jeune homme eut un mouvement d'é-
paules.
— Oui, je t'étais avant la guerre. Mais actuel-
lement, je vous avoue, mon capitaine, que les
éludes de droit ne m'intéressent pas beaucoup.
Du reste, cela ne m'a jamais passionné. Pour
ce que j'en ferai plus tard !... Et vous vous pro-
menez dans ce quartier-ci, mon capitaine ?
ajouta-t-il, après un silence.
— Ma foi non, je ne me promène pas, dit l'of-
ficier. Voyez vous, Vergan, j'étais venu faire
une visite de raison... Mais je n'ai trouvé per-
sonne et je dois y retourner dans deux heures.
Je voudrais voir mon patron. Mais oui. Je ne
suis pas, comme vous, un fils de famille, Ver-
gan. Avant la guerre, j'étais employé... Là...
Il désignait, à trente pas d'eux, l'immense
maison de commerce.
— Dans la maison Bernage ? dit Vergan.
— Oui. Tenez, prenez donc une cigarette. Je
vous raconte mes affaires, vous voyez. Mais je
Vous comprenez, mon patron, M. Bernage,
savait à peine, sans doute, que j'étais dans ses
bureaux. Il a tant de monde, qu'avec la meil-
leure bonne volonté... Tandis qu'en venant le
voir maintenant, cela me rappellera à lui. Je
n'ai pas de chance de ne pas l'avoir trouvé,
mais je vais y retourner tout à l'heure, et
demain, si c'est nécessaire. Ce n'est pas facile
de le rencontrer, M. Bernage. Il est tellement
occupé...
Dans la voix de Mareil, devenue sérieuse, im-
perceptiblement émue même, se marquait l'im-
pression causée par l'évocation du patron tout-
puissant,
— Dame, vous comprenez, Vergan, poursuivit-
il en frappant sur l'épaule du jeune homme et
Ê^
dissait. Il savait ce que, tà-bas,Mareil était pour |l
ses hommes. Il savait ce qu'il avait été pour ||
lui. Il était stupéfait et profondément remué en
(
se disant que celui qui, là-bas, aux heures de ||
1
danger, aux heures de soufirance, aux heure:
de fatigue, était l'appui, et la confiance de
tous, avait, au milieu'de sa tâche de chef, cette
préoccupation intérieure de la vie quotidienne,
au retour, pour lui et les siens.
— Mon capitaine, dit-il entin d'une voix un
peu tremblante, je vous remercie de la sympa-
thie que votre confiance me témoigne. Je crois
pouvoir vous affirmer que vous retrouverez,
après la guerre, dans la maison Bernage, une
situation plus digne de vous...
■ Mon brave Vergan, s'exclama Mareil en 1
t
:
Un silence tomba entre eux, où il y avait la
gène de ce hasard ambigu qui, en deux cases
distinctes de leur vie, donnait à chacun d'eux
toute autorité surl'autre.
— Au revoir. . . (Mareil se retint avec peine de
dire o monsieur ».) Au revoir, Vergan.
— Au revoir, mon capitaine, dit respeclueu-
sèment le jeune homme.
f
1
Celles qdi les attendent ;
Jalousie 1 '
L'Orphelin 17
A Travers la Rue 81
Le MédaillOQ 39
Le Décor 53
En Chemia 63
Egoïsme 71
Le Portrait 79
L'Inconnue 87
Dans la Campagne . . . ■ 93
Les isolés :
Madame Hélène. 103
Joseph Davot 117
La Lectrice 125
L'Enfant 133
Monsieur Piédunois 141
Le Confident 131
L'Explication 159
Les Combattants 167
Autres récits :
La Poupée 189
Doudou lO'j
La Sympathie 220
Les Tranchard 2-''.v
La Disparition 2'i5
Les Liens 253
Dans les Décombres 2C3
Le Filleul 271
Emilie 281
Le Mur 289
Célébrité 207
Après \ii,r.
/
SAINT-AIUND (CBBt). — IMFKIMZUE lUSSliitE.